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tous les jurisconsultes pour trouver un moyen d’obtenir justice. Comme, depuis quelques mois qu’il habitait Londres, il avait su s’y faire bien voir, on compatissait volontiers à sa peine; le cabinet et le corps diplomatique prenaient fait et cause pour lui. D’Éon d’ailleurs s’enlevait par ses procédés sauvages toute la sympathie des gens bien élevés.

Walpole, qui hantait ce grand monde, rend ainsi compte du jugement de son entourage : « D’Éon vient de publier le plus scandaleux in-quarto, accusant outrageusement M. de Guerchy et très offensant pour MM. de Praslin et de Nivernais. En vérité, je crois qu’il aura trouvé moyen de les rendre tous les trois irréconciliables. Le duc de Praslin doit être enragé de l’étourderie du duc de Nivernais et de sa partialité pour d’Éon, et en viendra sûrement à haïr Guerchy, croyant que celui-ci ne lui pardonnera jamais ce qu’il a dit de lui. D’Éon, d’après l’idée qu’il donne de lui-même, est aussi coupable que possible, fou d’orgueil, insolent, injurieux, malhonnête, enfin un vrai composé d’abomination : cependant trop bien traité d’abord, et ensuite trop mal par sa cour; il est plein de malice et de talent pour mettre sa malice en jeu. Il y a beaucoup de mauvaises facéties dans son livre, ce qui est rare dans un livre français, mais aussi beaucoup d’esprit... M. de Guerchy est très blessé, quoiqu’il en ait moins de sujet que les deux autres : car sa réputation de courage et de bon naturel est, ici du moins, si bien établie qu’il n’en souffrira guère. Le conseil se réunit aujourd’hui pour délibérer sur ce qu’on peut faire à ce sujet. Bien des gens pensent qu’il n’est possible de rien faire. Lord Mansfield croit qu’on peut faire quelque chose, mais il a un peu de promptitude à prendre en cas pareil l’opinion la plus sévère. Je serais bien aise pourtant que la loi permît la sévérité dans le cas présent. » Et quelques jours après : « Les ministres étrangers, continue Walpole, se sont réunis pour faire cause commune avec M. de Guerchy, et l’attorney général a commencé une information. »

D’Éon, de son côté, n’était guère moins exalté; le bruit qui se faisait autour de son nom achevait de griser sa pauvre tête. « Le misérable lunatique, dit encore Walpole, était hier à l’Opéra ayant l’air de sortir de Bedlam. Il ne marche qu’armé, et menace (ce que je le crois très capable d’accomplir) de tuer ou de se faire tuer, si on fait mine de mettre la main sur lui. »

Mais il ne manquait pas non plus de partisans. Une grande excitation politique régnait, cette année-là, en Angleterre dans les partis et dans le parlement, fomentée par l’illustre Pitt, qui, sorti du pouvoir depuis trois années, ne pardonnait pas à ses successeurs. Le feu de l’opposition portait précisément sur deux points d’attaque où d’Éon pouvait servir d’auxiliaire. D’une part, comme je l’ai