Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/575

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’engager, d’une part, M. de Guerchy à ménager pour un temps l’agent réfractaire et à cesser même toute démarche directe contre lui, de l’autre, de voir à quelles conditions, pécuniaires ou autres, d’Éon consentirait à se dessaisir des pièces compromettantes dont il était nanti. Il paraîtrait, par un des billets du roi à Tercier, que le duc de Praslin lui-même eut connaissance de cette mission et y donna les mains. On ne voit pas tout de suite par quels argumens le roi put l’y décider sans le mettre au courant du fond même de ses inquiétudes. Probablement il fit valoir l’intérêt de retirer des mains de d’Éon les papiers officiels qui y étaient restés, et Praslin, qui en savait ou en soupçonnait un peu plus long, crut peut-être plus prudent et plus poli de ne pas tirer la chose au clair.

Mais il était bien tard, et quand, dans les premiers jours d’avril 1764, M. de Nort débarqua à Londres, il trouva toute la ville, la haute société, ministres, ambassades, cercles politiques, ne parlant que de d’Éon et du scandale qu’il venait de faire. Il avait livré à l’impression et jeté dans le public un gros volume in-quarto, contenant toute sa correspondance privée avec le duc de Nivernais, le duc de Praslin et M. de Guerchy, accompagnée de beaucoup d’extraits de lettres de ces grands personnages entre eux, dont il ne pouvait avoir eu connaissance que par leurs communications amicales. L’ouvrage portait cette épigraphe tirée de Voltaire :

Pardonnez! un soldat est mauvais courtisan.
Nourri dans la Scythie aux plaines d’Arbazan,
J’ai pu servir la cour et non pas la connaître.


Le livre ne renfermait pas tout ce qu’on aurait pu craindre, car d’Éon, gardant quelque prudence même dans sa folie, et ne voulant pas brûler tous ses vaisseaux, n’avait rien inséré qui eût trait soit au secret royal, soit même aux documens officiels dont il était dépositaire : mais qui pouvait répondre qu’un second volume ne fût pas tout prêt à paraître derrière celui-là? Et, en tout cas, des jugemens plus que libres portés sur l’ambassadeur de France, par son ministre et son prédécesseur (dans quels termes cavaliers, nous l’avons vu), tout le ménage intérieur, comptes et querelles domestiques d’une ambassade, mis sous les yeux d’un public étranger, il y avait là de quoi occuper, divertir, indigner toute une cité. De mémoire d’homme du monde et surtout de diplomate, jamais rien de pareil ne s’était vu.

Aussi jamais moment ne fut-il moins favorable pour une pacification. Les deux parties étaient également irritées, et le moins courroucé n’était pas Guerchy, qui ne songeait qu’à mettre d’Éon sous clé et son livre au pilon, comme cela se fût fait à Paris sans sourciller. Le bon ambassadeur sollicitait tous les ministres et consultait