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Mouloize et quelques amis, comme s’il se fût attendu à toute heure à subir un assaut dans sa maison.

Il n’avait pas besoin de se mettre si fort en garde. Une fois sorti du domicile privilégié de l’ambassade, il n’était plus qu’un particulier comme un autre, mais protégé par la loi et par l’inviolabilité plus grande encore du domicile du citoyen anglais. C’est ce que comprenaient mal ceux qui n’avaient vécu qu’à Versailles, où, en pareil cas, on n’eût pas éprouvé le même scrupule. Aussi l’ambassadeur laissa-t-il son gouvernement s’exposer à l’échec diplomatique le plus certain, en réclamant officiellement l’extradition du chevalier. La question, mise aux voix dans le conseil du roi d’Angleterre, y fut résolue à l’unanimité dans le sens négatif. Le roi fit part, lui-même, de cette résolution à l’ambassadeur en s’excusant sur ce que les lois de son royaume avaient dégénéré en une licence telle qu’elle ne lui permettait pas de ménager, même chez les souverains étrangers, les droits de l’autorité monarchique. D’Éon ayant, quelques jours après, fait demander par un intermédiaire, à lord Halifax, ce qu’on allait décider de son sort : « Qu’il se tienne tranquille, répondit le ministre anglais, dites-lui que sa conduite est exécrable, mais que sa personne est inviolable. » La seule satisfaction qui fut donnée au gouvernement français fut une note insérée dans la Gazette de Londres, déclarant qu’à la demande du roi de France le roi d’Angleterre avait défendu au chevalier d’Éon de paraître à la cour.

Guerchy n’eut plus alors qu’à se déclarer vaincu, et à écrire au roi, le 6 décembre, que, quelque soin qu’il eût mis à exécuter ses ordres et quelques moyens différens qu’il eût employés pour y parvenir, cela lui avait été absolument impraticable. La seule chose qu’il eût pu découvrir, c’est qu’une partie des papiers recherchés avaient été ou laissés ou renvoyés en France. Il ne resta plus qu’à dresser régulièrement procès-verbal du refus de d’Éon de rendre les papiers et de se soumettre aux ordres du roi. C’est ce qui fut fait en présence de témoins, dans les derniers jours de décembre 1763, dans l’appartement même de d’Éon qui se livra, pendant qu’on dressait l’acte, à mille extravagances, déclarant qu’il se ferait tuer sur place avant de rien livrer, et, saisissant son fusil qu’il braquait sur les témoins, il s’écriait : « Voilà au bout de quoi sont les papiers du roi, venez les prendre. »

Le roi, fort en peine, se retourna avec angoisse vers le comte de Broglie. Sur l’ordre du roi, le comte se rendit immédiatement de Ruffec à Broglie, où M. de La Rozière, ancien aide de camp du maréchal, pouvait venir le trouver, sans exciter trop de soupçons. La Rozière vint en effet, et les papiers dont il était porteur, les lettres que par une voie détournée il recevait de d’Éon, ses rapports