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avoir tout oublié, et je dois n’avoir devant les yeux que le point où je me trouve; voilà ma loi, et vous me la rappelleriez, monsieur le duc, si je l’oubliais. » Après une pareille déclaration, le maintien de d’Éon était impossible, et Praslin se décida à demander au roi de lui envoyer un ordre de rappel, en même temps qu’il faisait partir Guerchy.

Le lecteur jugera sans doute, comme moi, que la rigueur de cette décision était bien suffisamment motivée par l’insolence insupportable dont d’Éon venait de faire preuve. D’Éon, dans ses Mémoires, n’en a pas jugé ainsi, et, pour expliquer ce qui s’explique de soi-même, il a eu recours, encore ici, à un artifice qui n’a pas manqué d’être accueilli, comme les autres, avec une pieuse crédulité par tous ses biographes. Suivant lui, la colère subite du duc de Praslin tenait à la découverte qu’il venait de faire du secret de la correspondance royale ; et comment avait-il fait cette merveilleuse trouvaille? C’est ici que l’imagination du romancier se donne carrière par une invention qui ne déparerait pas un conte de Crébillon fils.

C’est Mme de Pompadour elle-même qu’il met en scène dans la partie la plus intime et la plus délicate de ses attributions. Suivant lui, la belle marquise avait remarqué que son royal amant portait au cou une clé d’or dont il ne se séparait jamais et qui fermait un petit meuble très-élégant placé dans un boudoir secret. « C’était, dit d’Éon, une espèce de sanctuaire ou d’arche sainte, dans laquelle la volonté du souverain s’était réfugiée comme dans un lieu d’asile. Il n’était demeuré roi que de ce meuble... C’était la seule partie de ses états qu’il n’eût pas laissé envahir et profaner par la courtisane, le seul joyau de sa couronne qu’il n’eût pas mis à ses pieds. « Il renferme les papiers d’état, » telle avait été sa réponse à toutes les demandes, son explication laconique et péremptoire à toutes les instances. Or, ces papiers n’étaient autres que la correspondance du comte de Broglie et la mienne. La marquise s’en douta, il suffisait d’ailleurs que le secrétaire lui fût interdit pour qu’elle désirât y pénétrer : le fruit défendu a pour une femme d’irrésistibles attraits. Un soir donc que Mme de Pompadour soupait avec son royal amant, elle fut pour lui plus prévenante et plus aimable que jamais, et sut ajouter l’ivresse du vin à celle de l’amour. Le monarque, bientôt affaissé sur lui-même, s’abandonna à un sommeil profond. C’était le moment qu’attendait la bacchante traîtresse. Pendant que le roi dort, elle lui enlève la clé tant désirée, ouvre le meuble convoité et y trouve la confirmation entière de ses soupçons. A dater de ce jour, ma perte fut résolue. » Dès le lendemain (toujours dans le récit de d’Éon), le roi s’aperçoit à quelques indices qu’on a touché