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dont il faisait litière, c’était au moins à prendre devant la société anglaise une attitude dont ses chefs ne devaient pas concevoir moins de mécontentement. Il profitait de son rang de ministre pour tenir maison ouverte et recevoir Anglais et Français, comme un véritable ambassadeur au petit pied. Cette affectation était d’autant plus visible que les Français de distinction abondaient à Londres pendant les premiers mois qui suivirent le rétablissement de la paix. On venait avec empressement, et comme à la découverte, visiter ce grand pays si peu connu, si peu compris jusque-là, dont Voltaire et Montesquieu venaient de mettre à la mode les lois, les mœurs et la littérature. C’était une fureur, comme il en prend à certains momens à la société de Paris, et l’idée d’aller rendre hommage à des vainqueurs n’arrêtait pas cette génération plus éprise d’innovations politiques ou philosophiques que sensible à l’honneur national. L’Idole du Temple, la beauté du prince de Conti, la comtesse de Boufflers, avait donné le signal, et elle était arrivée en compagnie d’un cortège de littérateurs et de savans; c’était la députation de l’Académie des sciences, chargée d’aller à l’équateur calculer le méridien de la terre. « Il fallait bien, dit d’Éon, m’acquitter des devoirs de la politesse française vis-à-vis de Mme la comtesse de Boufflers, mille fois plus philosophe et plus spirituelle que moi, capable de rendre muet un académicien, et d’autres seigneurs français présens pour lors à Londres, sans compter les fameux académiciens Duclos, de La Condamine, Le Camus et Lalande; les deux premiers ne s’entendaient entre eux pas plus au moral qu’au phvsique, les derniers seuls étaient tranquilles comme des moutons, grâce à leurs rêveries sur l’astronomie et la géométrie. » On peut voir dans la correspondance d’Horace Walpole tout le récit d’une fête splendide donnée dans la demeure de Strawberry-Hill à cette brillante colonie française, et d’Éon y figure comme l’introducteur attitré de tout ce beau monde.

Ces grandes manières, rapportées à Paris et à Versailles par les voyageurs de retour, y étaient vues de très mauvais œil. Guerchy se sentait supplanté par avance, et Praslin ne pouvait se consoler d’avoir laissé prendre, par une concession imprudente, une pareille situation à un agent dont il était si peu sûr. Ce mécontentement perçait dans les lettres qu’on lui écrivait, et d’Éon lui-même s’en apercevait, dans les momens lucides que lui laissait le débordement de sa vanité satisfaite. «Je suis ici, écrivait-il à M. de Guerchy, obligé de faire l’ambassadeur en votre absence, mais je suis un ambassadeur modeste quietus et mansuetus sicut decet. »

Au même moment, dans ses lettres au comte de Broglie, l’exaltation de son amour-propre se donnait librement carrière. « La Providence, disait-il, me sert au-dessus de ce que je mérite; j’ai