Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/553

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

touché au doigt en cette occasion, car sans cela vous auriez été homme à nous mépriser toute votre vie, au lieu qu’à présent vous nous considérez sans doute un peu. » Nivernais ajoutait que l’usage était de récompenser assez magnifiquement ceux qui étaient chargés de cette sorte de missions; il recommandait donc son protégé aux bonnes grâces du ministre, tout en lui disant que d’Éon était aussi désintéressé que laborieux, et que, quelque chose qu’on jugeât à propos de faire pour lui, fût-ce zéro, il en serait content. Pour un homme du monde et un diplomate, c’était mal connaître à qui il avait affaire.

La récompense que l’on crut pouvoir donner à d’Éon fut la croix de Saint-Louis, que Louis XV voulut lui remettre lui-même. Ce petit succès mit pour quelques jours le chevalier fort en relief à Versailles. Son ancien chef, le marquis de l’Hôpital, lui écrivait du fond de sa retraite, toujours en le raillant un peu sur ce qu’il appelait son côté faible. « Vous voilà, chevalier, disait-il, sur les traces des preux paladins du bon vieux temps; vous avez comme eux l’esprit et le bras fermes. Une seule chose m’inquiète encore, mais en attendant que vous ayez acquis totam vim et universum robur, je vous embrasse tendrement. » De fort belles dames, la duchesse de Nivernais, la comtesse de Gisors sa fille, et l’aimable comtesse de Rochefort raffolaient aussi du jeune secrétaire et lui exprimaient sinon les mêmes regrets, au moins le même enthousiasme dans des termes moins grivois sans doute, mais tout aussi vifs.

Ce fut dans l’enchantement de ce premier succès que d’Éon fit rencontre du comte de Broglie (à qui le roi avait permis de revenir quelques jours à Paris pour des affaires de famille), et reçut de lui la première ouverture au sujet de la nouvelle mission que Louis XV venait de lui confier. Rien ne convenait mieux à l’esprit de d’Éon que tout ce qui sentait l’intrigue et le mystère. Traiter directement avec le roi, mystifier ambassadeurs et ministres, faire les affaires à leur barbe sans les en prévenir, c’était pour lui se mettre en plein dans son élément. Il entra d’enthousiasme dans le projet et redonna même tout de suite une certaine allure à la fois romanesque et plaisante que l’esprit sérieux du comte de Broglie n’avait jamais recherchée. Dans le chiffre dont on convint pour correspondre, il proposa de faire prendre à tous les personnages qui pourraient se trouver mêlés à la suite des affaires des surnoms de convention tirés de leurs fonctions ou de leur caractère. Le roi dut être l’avocat auquel le procès en litige était confié, Tercier son procureur et le comte de Broglie son substitut. Le duc de Nivernais dut s’appeler le Mielleux, le duc de Praslin l’Amer, Choiseul la Porcelaine, sans doute à cause de l’éclat peu solide de son caractère, et, après avoir ainsi drapé tous ses amis et