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complètement s’affranchir. Il veut par exemple, pour exprimer sa tentative poétique,

Seul et loin de tout bord, intrépide et flottant.
Aller sonder les flancs du plus lointain Nérée,
Et du premier sillon fendre une onde ignorée.


Il nous dira que la terre a ouvert aux regards de Buffon

Ses germes, ses coteaux, dépouilles de Téthys.


Il exprime en beaux vers ce souhait pour les poètes qui viendront et auxquels il fait appel.

Que la nature seule, en ses vastes miracles.
Soit leur fable et leurs dieux, et ses lois leurs oracles.


A merveille ! Mais aussitôt et dans la suite du même morceau, voici le langage mythologique qui recommence, précisément pour exprimer le vœu que la mythologie soit chassée de la poésie. Par un contraste singulier, elle règne encore dans le style au moment où le poète veut qu’elle ne règne plus dans les idées :

De la cour d’Apollon, que l’erreur soit bannie.
Et qu’enfin Calliope, élève d’Uranie,
Montant sa lyre d’or sur un plus noble ton.
En langage des dieux fasse parler Newton !

Les poètes d’aujourd’hui ont un double avantage. De plus en plus les esprits s’habituent au langage de la science; les méthodes se sont popularisées, sinon dans leurs procédés les plus subtils et les plus délicats, au moins dans quelques-unes de leurs opérations les plus simples et dans leurs instrumens les plus élémentaires; leurs principaux résultats sont admis par tous et compris dans leur généralité. Il y a eu comme un grand travail d’acclimatation des idées scientifiques dans l’esprit moderne. Il ne serait pas besoin aujourd’hui d’une initiation spéciale pour suivre dans ses libres développemens la poésie qui s’inspirerait des découvertes contemporaines, de leurs applications, de leurs conséquences morales et philosophiques. Le public lettré est tout préparé. D’autre part la langue des vers a été tellement maniée et remaniée de nos jours, travaillée en tous sens, renouvelée et rajeunie, qu’elle est prête à recevoir toutes les idées qu’on voudra lui imposer, pourvu qu’on s’y prenne avec quelque adresse ou qu’on n’ait pas des exigences impossibles. Déjà Lamartine, Victor Hugo, l’avaient retrempée à des sources intérieures,