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sensibilité, ce n’est pas de l’inspiration : tout cela révèle un fonds de sécheresse, et sous ce désert d’idées on sent les grandes sources taries. De cette sentence, trop sommaire pour être juste, il faut excepter quelques œuvres que la sincérité du sentiment ou un effort original a mises hors de pair. Mais nos observations subsistent dans leur généralité et s’appliquent à toute une génération de poètes.

Il est naturel, dans cet épuisement momentané de la passion lyrique, que les vrais talens, ceux qui sentent leur force, se tournent ailleurs et cherchent s’il n’y a pas quelque part de nouvelles sources jaillissantes d’idée et d’émotion où la poésie puisse reprendre quelque chose de sa verdeur et de sa fraîcheur perdues. La science s’offre à eux avec ses miracles toujours croissans et toujours nouveaux; elle les invite, elle les tente même par ce qu’elle a d’inachevé, par ses efforts magnifiques, par ses vastes espoirs et ses promesses inimitées elle leur offre la perspective de la nature à conquérir en commun et sous une double forme : la loi qui fixe dans sa formule les rapports des choses, le vers qui en fait sentir l’harmonie et la beauté. Il n’est pas étonnant que de si hautes séductions agissent sur les intelligences d’élite et les attirent vers ces sujets nouveaux, si grands et toujours grandissans à mesure que l’on s’en approche, semblables à ces montagnes qui paraissent s’élever devant les yeux du voyageur, à mesure qu’elles s’abaissent sous ses pas.

C’est pour la seconde fois, dans l’histoire des lettres françaises, que se produit cette tentative d’une poésie scientifique. Déjà vers la fin du XVIIIe siècle, sous l’influence du grand mouvement des sciences physiques et naturelles qui renouvelait à certains égards l’esprit humain, et aussi par l’inévitable effet d’une sorte de lassitude produite par des sujets épuisés et des formes vieillies, on vit éclore parmi les poètes une sorte d’émulation généreuse pour retremper l’inspiration à cette source merveilleuse. Vers l’année 1780, c’est à qui deviendra le Lucrèce de la science, celle de Newton, celle de Buffon, et qui sera demain celle de Laplace et de Cuvier. Voltaire lui-même avait eu le pressentiment de cette rénovation poétique au contact de la science, et jamais il ne s’était plus approché de la grandeur que le jour où il s’était inspiré du vrai système du monde. C’est chez André Chénier que se manifeste avec le plus de force et d’éclat la conscience des destinées nouvelles qui s’ouvrent pour la poésie. Plus il aime les anciens, plus il admire Homère et Virgile, mieux il sent que la vraie manière de les imiter c’est de faire autrement qu’eux, de choisir d’autres sujets, et son beau poème de l’Invention n’est qu’une exhortation à tenter hardiment ces voies infinies et fibres où la science invite les poètes à la suivre :