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LA POÉSIE SCIENTIFIQUE
AU XIXe SIÈCLE

La Justice, poème par Sully-Prudhomme, Paris, 1878.


I.

Il y a encore des poètes, mais la poésie se meurt; elle languit dans l’ingénieuse et stérile industrie du vers orné, ciselé et vide, ou dans l’exubérante fécondité de la description sans autre but et sans autre objet qu’elle-même, dans la mignardise de petits tableaux de genre où elle se tourmente à faire de la grâce, ou dans l’exaltation factice de passions imitées plutôt que ressenties. Le grand souffle lyrique qui avait passé sur une génération est éteint; la grande fantaisie créatrice qui avait animé tant de formes et tant de types est épuisée. Le signe tout matériel qui trahit l’absence de vraie inspiration, c’est le manque d’haleine, l’essoufflement des poètes : on ne fait plus guère que des poèmes en quelques lignes. Quand il a réussi à encadrer dans quelques rimes riches et insignifiantes un beau vers, un trait d’imagination ou de sentiment sur lequel s’arrêtera l’attention du lecteur, l’artiste est content, ou plutôt il est à bout. Le procédé des beaux vers est mortel au vrai talent ; tout y est sacrifié, la suite et la belle ordonnance des idées, l’ampleur des développemens, la richesse et la variété des horizons, la véritable fécondité qui se renouvelle et se déploie. Il est vrai de dire que c’est précisément parce que tout cela fait défaut que des esprits industrieux et courts tentent d’y substituer les surprises d’un vers à effet, et visent aux petits succès, aux petites merveilles du détail, funestes au grand art. C’est de l’esprit, c’est souvent de la grâce, parfois même de la