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jolis paysages? Il faut aussi faire les laids. » C’était là un genre de radicalisme égalitaire que Gleyre, tout démocrate qu’il fût, ne pouvait admettre. C’est en vain que les disciples du maître peintre d’Ornans auraient essayé de lui démontrer que la beauté était chose aristocratique, il aurait répondu qu’elle était mieux que cela, c’est-à-dire chose divine, et que lui faire outrage était crime de sacrilège. Toute profanation de la beauté lui était odieuse, et il en déplorait avec une tristesse amère les emplois coupables et bas. Voyez par exemple comme ce sentiment s’exprime avec clarté dans cette Vénus dont le surnom de Pandemos n’aura sans doute pour personne besoin d’explication. Un poète oriental pourrait dire en toute exactitude que cette belle femme nue est digne d’une couche royale, car c’est une véritable beauté de sérail, une beauté de Circassienne et d’odalisque, et on ne saurait assez admirer la finesse pleine de décence avec laquelle l’artiste a su insinuer sa pensée et défini en quelque sorte son personnage par le choix même de ces formes splendides. Aucune fête nuptiale n’est pourtant réservée à cette superbe fille, car c’est vraisemblablement vers le sabbat qu’elle se dirige, on n’en peut douter à la monture sur laquelle elle est assise dans une attitude pleine d’élégance et d’abandon, un bouc, symbole de luxure et d’impureté. Ah! que ce voyage promet de tristesses ! La belle sorcière dont le visage dissimule mal la douleur sous un feint sourire se retourne vers l’Amour qui s’envole désespéré en se cachant la tête dans ses mains. Son seul guide désormais c’est ce petit satyre cornu, dont l’aspect n’est pas non plus bien gai; d’une main il porte une torche trop fumeuse, et de l’autre il tire par la barbe le satanique animal qui baisse la tête d’un air morne et semble refuser d’avancer comme s’il avait regret de porter au sabbat une si riche proie. Cette œuvre blesse l’âme en même temps qu’elle captive les yeux, on admire et on frissonne. Gleyre a pu faire des œuvres plus grandes, plus nobles, plus difficiles, il n’en a pas fait après le Soir de plus personnelle, et qui donne mieux la clé de sa nature.

Une chose très curieuse à noter, c’est que la misogynie de Gleyre trouvait son compte à ce sentiment de la beauté et parvenait à se satisfaire par le moyen de son art. Tout intraitable qu’il fût à l’endroit de son culte, il ne lui déplaisait pourtant pas d’en surprendre en délit de péché les gracieuses prêtresses et de les montrer irrespectueuses envers son Dieu. Il est certain, la liste de ses ouvrages en fait foi, que les sujets qui révélaient au vif les penchans plus ou moins coupables de la nature féminine étaient assez de son goût ; mais il est tout aussi certain que le choix de ces sujets ne fit jamais rien perdre à son pinceau de sa décence et de sa pureté.