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bonne prise tout ce que produisait son compagnon à gages, s’emparait sans façon de ses moindres croquis. Les rapports s’aigrirent, et au bout de deux ans de voyage environ, il fallut en venir à une séparation. Elle s’opéra au Sennaar, c’est-à-dire en un point du globe fort éloigné de Rome, et plus encore de Lyon ou de Paris. Gleyre ne s’empressa pas pour cela de revenir. L’Orient avait mordu sur lui, et M. Clément, sur les dires d’amis plus anciens, parle quelque peu vaguement d’une jeune Nubienne dont les charmes le retinrent près d’un an à Kartoum. Il y mena, au sein de la plus extrême pénurie, cette vie de flânerie contemplative dont il avait déjà presque abusé à Rome, et qui semble avoir eu pour lui l’attrait qu’ont pour d’autres l’opium ou le hachich, péché bien pardonnable assurément chez un artiste, péché cependant, puisqu’on retardant indéfiniment l’époque de la production, il maintint jusqu’aux approches de la vieillesse la gêne dont sa jeunesse avait souffert. À ce séjour en Orient prolongé sans prudence, Gleyre contracta une ophthalmie qui le rendit presque aveugle, et lui fit perdre du coup l’amour de sa Nubienne. Il revint au Caire à demi guéri; mais à peine arrivé, il fut affligé d’une seconde atteinte de son mal, et, la dyssenterie s’ajoutant encore à cette rechute, il se décida à se faire conduire presque mourant à Beyrouth, où il fut soigné par les Lazaristes et d’où il fut embarqué pour la France. Il y arriva à la fin de 1837 les poches vides, le corps usé par la maladie et les privations, et la vue perdue pour le reste de ses jours.

Il avait à peu près trente-cinq ans, et sa jeunesse, irrévocablement enfuie maintenant, s’était écoulée ignorante de tout plaisir sans que sa carrière eût encore bénéficié en rien des privations que la nécessité lui avait imposées. Il ne réalisait que trop exactement le triste portrait qu’il avait tracé de lui-même quelques années auparavant dans une lettre à un ami : « Rien de ce que j’avais osé espérer ne s’est réalisé. Voilà. J’ai parcouru une grande plaine grise semblable au désert que je crois voir sans que mes pieds y laissent la moindre trace. J’ai reconnu le néant de toutes choses sans en avoir possédé aucune. Maintenant sans désir, sans volonté, comme une branche morte, je me laisse emporter au gré du courant, sans me soucier trop où il me portera. » Quiconque sera saisi en pleine fleur par la pauvreté ou le chagrin en gardera toujours une ineffaçable empreinte de tristesse, et la personne de Gleyre portait témoignage de la douloureuse vérité de cette observation. On devinait en l’approchant quelqu’un qui n’avait pas joui de sa jeunesse, dont le printemps désolé par les bourrasques malicieuses de la mauvaise chance et les averses glaciales des mesquins déboires avait été à peine différent de la saison morose où la vie s’achève