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à manifester son amour. Sa parole n’avait réellement toute sa valeur que lorsqu’elle s’appliquait aux choses qu’il n’aimait pas. Il montrait alors beaucoup d’esprit, du plus caustique et du plus mordant; un honnête cynisme s’éveillait en lui, s’y mettait en verve et trouvait, pour stigmatiser les choses et les hommes contre lesquels il s’indignait, des touches du plus véritable humour. Le mot cru, violent, populaire, obscène même, ne lui coûtait plus rien, et cependant sa conversation était d’habitude d’une retenue voisine de la pudeur. Cet esprit caustique aurait pu aisément le rendre redoutable, mais, — signe certain d’une nature foncièrement bonne et imperméable aux injustes outrages de la vie, — il savait le tenir en bride avec une probité qui se sentait d’un reste de son éducation protestante, et il ne s’en servait que rarement, ne l’employant que contre les hommes et les choses qu’il avait droit de mépriser absolument. Il avait aussi de la gaité à l’occasion, mais cette gaîté était de courte haleine, quelque peu saccadée, discrètement ricaneuse plutôt que franchement et naïvement rieuse, et presque toujours avec un prompt retour de mélancolie, comme si l’âme, sur une réprimande intérieure, s’était ordonné de couper court à tout heureux abandon. J’en ai dit assez sans doute pour donner au lecteur le sentiment de cette nature solide sans brillant, droite sans fausse séduction, quelque peu fruste sans rugosités blessantes, d’une timidité qui n’excluait pas une mâle énergie, et d’une naïveté qui savait à l’occasion venger ses déconvenues par le mépris.

Je n’ai pas besoin de chercher longtemps pour trouver le mot qui résume tous ces traits de l’âme et du caractère. Gleyre fut un solitaire par nature et par choix, et toutes les circonstances de sa vie contribuèrent à développer cette inclination naturelle et à justifier ce choix. Il fut solitaire par éducation, par mauvaise fortune persistante, par biais de caractère, par réaction contre les injustices du sort, par le parti pris d’échapper à toute influence d’école et la volonté de ne subir le joug d’aucune coterie. Ce fut là son malheur, mais aussi son originalité.

Né en Suisse de modestes cultivateurs, il garda toute sa vie l’empreinte de l’éducation honnêtement rustique qu’ils lui donnèrent. Cette éducation, qui est une des plus solides et des plus morales qu’un homme puisse recevoir, a cependant, lorsqu’elle ne peut être corrigée assez à temps, l’un ou l’autre de ces défauts, ou bien de prolonger chez l’individu une timidité sauvage qui l’éloigne du commerce social en le lui faisant redouter, ou bien de lui conserver un fonds de brutalité qui le met en antagonisme avec les manières du monde et le porte à les défier ouvertement sans souci de blesser ou de déplaire. De ces deux défauts, le premier seul est dangereux