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qui demandait des efforts d’autre nature. C’est le noble office de l’amitié de rendre l’âme à cette confiance en elle-même sans laquelle rien n’est possible, et qu’il est cependant si facile d’ébranler que le plus piètre sot y suffit, dangereux secret psychologique que les méchans et les drôles de tous les temps ont toujours su pénétrer, et dont ils ont trop souvent su se servir pour réduire au désespoir ou précipiter dans la ruine les hommes de génie. Tel est le rôle touchant que nous avons vu M. Charles Clément remplir auprès de Charles Gleyre, pendant plus de vingt années, tour à tour sœur de charité, exorciste et homme d’affaires, forçant son ami malade à prendre soin de sa santé, conjurant et combattant les démons de son hypocondrie, lui ouvrant la voie tardive de la fortune, le disputant enfin sans relâche à l’injustice de l’opinion, à la maladie, à la tristesse et à la pauvreté. L’ardeur de cette amitié s’est accrue encore par la mort, si c’est possible, et maintenant qu’il n’y a plus à sauver de Gleyre que sa mémoire, M. Charles Clément a mis toute son âme à la garantir contre l’oubli par une étude étendue qui restera comme un modèle de biographie critique. Nous connaissions depuis longtemps M. Clément comme critique d’art excellent; mais en écrivant cette belle étude, il vient de se conquérir un titre infiniment plus particulier et plus rare, car il n’a pas fait seulement un bon livre de plus, il a augmenté d’un chapitre nouveau la légende des amitiés illustres, chapitre dont il est à la fois l’auteur et la matière. Désormais, quand on voudra dans l’avenir présenter des exemples de la parfaite amitié, on dira Charles Gleyre et Charles Clément, comme on disait dans l’antiquité Damon et Pythias, et chez nous Dubreuil et Pechméja, ou bien encore les amis du Monomotapa.

J’essayais récemment d’esquisser la silhouette d’Eugène Fromentin; je voudrais aujourd’hui faire pour Charles Gleyre œuvre de même nature en combinant mes anciennes impressions personnelles avec les renseignemens si détaillés que nous fournit l’attachante étude de M. Clément. En parlant d’Eugène Fromentin, j’ai loué cet heureux équilibre de manières par lequel il avait su se préserver de toute marque professionnelle tout en évitant de tomber dans aucun faux ton d’homme du monde. Ce n’était pas précisément un équilibre de ce genre qui se laissait remarquer en Gleyre. Sa profession l’avait gravé, lui, de l’empreinte la plus exclusive et la plus profonde; il n’y avait en lui qu’un seul homme, l’artiste, le travailleur, dont toutes les pensées et toutes les préoccupations sortaient de l’atelier et y retournaient. Toute sa personne physique et morale était telle qu’elle écartait comme d’elle-même les amitiés vulgaires et les curiosités banales, circonstance qui, tout en contribuant