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peu après son arrivée à Turin : « Que pouvons-nous, faibles et usés que nous sommes, contre des attaques unies à l’éclat que donnent la victoire et la liberté! » Vainement la descente de Souvarov en Italie semblait tout changer pour un instant. Avant peu le coup de foudre de 1796 allait se renouveler à Marengo et le Piémont, ballotté entre toutes les forces, allait disparaître définitivement sans avoir combattu. Le marquis Henry Costa, quant à lui, avait depuis longtemps cessé d’espérer; il ne portait plus un intérêt sérieux à des événemens dont la sagacité de son esprit voyait l’inévitable fin; il se considérait plus que jamais après Marengo comme un homme hors de combat, ayant fait son devoir, payé sa rançon à la fortune et brûlé sa dernière cartouche. Pour lui toute carrière était désormais fermée; le dernier mot du drame était dit.

Depuis il a vécu encore vingt-cinq ans : il passait la plus grande partie de l’empire chez son parent, M. de Murinais, au château de Marlieux, en Dauphiné, il pouvait après la restauration rentrer à Beauregard ; en réalité ce n’était plus qu’un témoin gardant sa secrète blessure et s’occupant de rassembler ses souvenirs sur les événemens où il avait eu un rôle. Il n’avait pas disparu dans l’abîme de feu et de sang comme le a comte Henry » du poète ; mais comme lui il avait combattu jusqu’au bout, tant qu’il l’avait pu, et chose à remarquer, après le combat il se défendait de toute amertume vulgaire : le souvenir de ce qu’il avait souffert n’altérait pas la clairvoyance de son esprit. Lorsqu’au château de Marlieux, ou plus tard après la restauration, il entendait des émigrés rentrés, des royalistes pleins d’illusions, parler légèrement de la révolution et la représenter comme un mauvais rêve, comme un «mauvais hiver» qui allait enfin passer, il souriait tristement et s’étonnait de tant de frivolité. Pour lui, malgré tout, il passait volontiers par-dessus 1793 pour se retrouver à l’aurore de 1789. Il ne s’effrayait pas d’un monde nouveau qui serait la réalisation des réformes sociales et politiques dont la révolution avait été la promesse. Il est bien resté le type de ces victimes héroïques des temps destinées à périr obscurément étouffées entre le passé et l’avenir. — Laissez s’écouler les années, plus d’un demi-siècle : dans une autre grande guerre, des petits-fils de ceux qui combattaient autrefois dans les Alpes contre la France, contre le drapeau aux trois couleurs, des Costa, des Faverges, tomberont, l’un à Sedan, l’autre à Metz, en combattant pour la France, sous le drapeau tricolore. Le marquis Henry n’aurait pas désavoué ces descendans de sa famille. A quoi serviraient les révolutions si, au prix des sacrifices d’une génération, elles ne préparaient pas l’heure où tous les fils anciens ou nouveaux d’une même patrie peuvent se retrouver ensemble sous le même drapeau, dans un même ordre de civilisation?


CH. DE MAZADE.