Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/389

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un torrent ; nous en occupons la rive gauche sur une pente rapide. Cette pente est cultivée au moyen de terrasses élevées les unes au-dessus des autres. Dans les replis les plus considérables se trouvent éparses quelques cabanes et une petite chapelle. En ma qualité de major, j’occupe la plus apparente de ces chaumières... Du sommet de mon rocher, nous voyons toute la chaîne des Alpes et nous avons la Méditerranée pour lointain... L’ennemi semble se réveiller de toutes parts; il n’est pas encore en grand nombre, mais va tenter, je crois, l’impossible pour arrondir son département des Alpes-Maritimes. On prétend que dans l’armée adverse les barbes sont fort longues et que les patriotes ont juré de ne les couper qu’à Saorgio; je souhaite que nous leur servions de barbiers... » C’est là en effet que l’armée de Ligurie, placée sous le vieux Dumerbion, en réalité conduite par le fougueux Masséna, se préparait à tenter un effort énergique et décisif en se servant habilement du territoire de la république de Gênes; c’est là que commençait, à partir du 10 avril, une série de combats meurtriers. Chaque jour Piémontais et Français étaient aux prises, arrosant de sang ces rochers et ces défilés. Le 27 avril un hasard de la guerre frappait au cœur le marquis Henry Costa.

Dès le matin, la fusillade avait commencé, et aux premiers bruits apparaissaient sur toutes les crêtes des signaux appelant des deux côtés les bataillons « qui se déroulaient sur la neige comme de grands serpens noirs. » Le choc avait éclaté entre deux colonnes, l’une piémontaise, l’autre française, se rencontrant tout à coup au détour d’un ravin, et la lutte n’avait pas tardé à s’étendre, à s’animer, au point de devenir par instans un combat furieux corps à corps. Mêlé aux grenadiers royaux, Eugène chargeait avec l’intrépidité de la jeunesse, suivant son capitaine, M. de Pean, suivi à son tour de son père, qui ne le quittait pas du regard. Il venait de s’élancer lorsqu’à dix pas en avant il tombait brusquement sur la neige qu’il rougissait de son sang. Il avait reçu une balle à la jambe. Son père avait à peine le temps de le dégager, de l’abriter derrière un rocher, puis de le confier à deux soldats pour retourner lui-même au feu. Le combat se prolongeait jusqu’au soir. Plusieurs fois pendant l’affaire, le marquis, l’épée à la main, entraînait les troupes à demi ébranlées, et il finissait par les ramener au moins pour un instant sur les retranchemens français. Ce jour-là il fut signalé comme ayant contribué à un succès des armes piémontaises qui devait être bien éphémère et qui déjà lui coûtait cher. Eugène avait été transporté aux premiers postes, dans une ambulance volante, et son père, à peine échappé du combat, passait la première nuit auprès de lui, au milieu d’un certain nombre de soldats mourans ou mutilés; mais le lendemain l’armée devait se remettre en