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qui y est encore quinze ans après. M. de Saint-Remy a, lui aussi, toute sorte d’histoires de jeunesse, il finit invariablement par quelque chanson gaillarde. Et avec M. de Saint-Remy, avec M. de Murinais, il y a le bon abbé Baret, chapelain du château, précepteur des enfans, le notaire Girod, administrateur du domaine, intendant, factotum, qui de sa vie n’a fait qu’un voyage à Chambéry pour aller chercher sa parente. Ce monde, familier du Villard, se suffit à lui-même. Le soir on se réunit : pendant que les enfans jouent ou s’essaient à l’étude, on lit la gazette apportée par le dernier ordinaire. La conversation court sur tous les sujets, sur les nouvelles de Versailles ou de Turin, sur la philosophie du jour et la littérature, sur M. de Voltaire et les beaux-esprits de Paris. Et chaque jour cette vie recommence dans une maison où tout est simple et sans luxe, où maîtres et serviteurs semblent ne former qu’une même famille.

C’est là qu’Henry Costa était né au milieu du XVIIIe siècle, en 1752, et qu’il avait trouvé dans un intérieur sain tout ce qui pouvait développer rapidement en lui les dons heureux du caractère et de l’esprit, le goût de l’instruction et des arts. C’est du Villard qu’il était parti un jour, comme il allait avoir quinze ans, pour faire ce qu’on pourrait appeler la première étape de la vie, pour aller en France et à Paris, sous la garde de son oncle le chevalier de Murinais, officier aux gendarmes du roi. C’était un voyage de jeune homme de qualité que l’aimable adolescent savoyard avait fait gaîment et fructueusement, racontant avec une bonne grâce ingénieuse à ses parens ce qu’il voyait chaque jour. A la faveur de son nom et d’un talent précoce de peintre, il avait été traité comme un enfant prodige. Il avait visité avec un intérêt ardent les ateliers de Greuze, de Boucher, de Vien, qu’il décrit d’un ton léger. Il avait vu ou entrevu la cour et la ville, admirant à Versailles ce « pêle-mêle d’hommes et de choses, de peintures, de statues, de femmes, de soldats, de carrosses, de majestés et de petits riens. » Il avait été conduit un jour chez Mme de Choiseul, qui l’avait admis à sa toilette « dans le plus ravissant boudoir du monde où elle était fort entourée, » et il avait reçu un sourire de l’aimable duchesse, « très petite femme d’une assez jolie figure, mais pâle comme un œuf frais, » — quand elle n’avait pas son rouge. Un autre jour il avait été invité chez Mme Geoffrin, il avait dîné avec M. de Marigny, M. de Larochefoucauld, Marmontel, Cochin, le vieux président Hénault, « bonhomme tout décrépit, sourd, mais d’une gaîté charmante, » et, sur la fin du dîner, il avait entendu la lecture de la dernière lettre du roi de Pologne, Poniatowski, à sa vieille amie. En un mot, pendant quelques mois le jeune voyageur avait vu passer sous ses yeux cette société française de 1766 qu’il ne devait plus revoir, dont