Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/373

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

originelle, se sont dressés au moment de la révolution les choses comme les hommes et la nature comme l’idée. Contre nous la terre des cimetières a donné son salpêtre, les cloches sont devenues des canons, les cercueils de plomb où dormaient nos pères ont fourni des balles, et nos parchemins ont enveloppé les paquets de mitraille que l’on nous a envoyés... » Cette vie d’un « homme d’autrefois, » c’est presque un roman, et c’est encore l’histoire dans une de ces destinées à demi inconnues qui résument les contradictions, les drames obscurs, les dernières vertus d’une société condamnée à périr.

On n’a pas oublié les pages charmantes des Confessions où Jean-Jacques Rousseau décrit la vie de Chambéry bien avant l’orage dont il allait être lui-même un des précurseurs et qui devait disperser ce monde paisible. « La noblesse de la province, dit-il, n’a que ce qu’il faut de bien pour vivre, elle n’en a pas assez pour parvenir, et, ne pouvant se livrer à l’ambition, elle suit par nécessité le conseil de Cynéas. Elle dévoue sa jeunesse à l’état militaire, puis revient vieillir paisiblement chez soi. L’honneur et la raison président à ce partage... » Le marquis Henry Costa était de cette noblesse de Savoie accoutumée à suivre ses princes dans toutes les fortunes, attachée aussi à la France par mille liens de parenté ou de civilisation, et gardant à travers tout dans sa vie de province, dans ses marches des Alpes une sève singulière.

Figurez-vous, non plus le Chambéry de Rousseau, mais, au milieu des montagnes, presque dans les nuages, le vieux château du Villard : c’est la résidence des Costa d’autrefois, c’est un abrégé de la vie savoyarde en plein paysage alpestre. Le chef de la famille, le marquis Alexis, se dispense volontiers d’aller à Turin et à la cour ; il aime mieux rester dans sa retraite rurale. C’est un homme à l’esprit cultivé et fin, qui a le goût de tous les arts, de la poésie, de la musique, de la peinture. Il s’intéresse à tout, il a même laissé un livre d’économie agricole. La marquise. Française du Dauphiné, de la famille de Murinais, est l’âme de la vieille demeure par sa grâce vigilante et active. Les enfans à leur tour remplissent et animent la maison. Le Villard a d’autres hôtes encore. Il y a le marquis de Murinais, le père de la châtelaine, type de vieux gentilhomme, tout plein des souvenirs de Versailles, toujours soigné, toujours riant et toujours prêt à conter ses aventures ou ses campagnes, surtout cette bataille d’Hochstedt, où il a reçu à la tête une balle qui l’a fort étourdi, il est vrai, mais qui du coup l’a guéri d’insupportables migraines. Puis c’est le chevalier de Malte, M. de Saint-Remy, vieux garçon caustique et bonhomme au fond, qui est venu, il y a longtemps de cela, pour passer un mois au Villard et