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victimes, elle a aussi ses héros, de vrais héros du stoïcisme et de l’honneur. Qu’est-ce que cet homme d’autrefois dont M. Costa de Beauregard retrace la vie et les traits dans des pages courantes, émues, écrites avec des souvenirs de famille? C’est justement un de ces héros de la cause vaincue dans le grand duel du temps, un de ces hommes de vieille race, de fine et forte trempe, qui, à l’heure voulue, se trouvent prêts pour tous les sacrifices, qui dans les plus cruelles traverses portent un cœur viril et un esprit libre. Le petit-fils, après les révolutions nouvelles, fait revivre l’aïeul, témoin original et acteur à sa manière dans la première révolution française, dans la grande débâcle de l’ordre ancien.

Ne vous est-il pas arrivé de vous arrêter devant un de ces portraits de famille, image parlante du passé en plein monde moderne? Le personnage qui revit dans son vieux cadre a je ne sais quoi d’expressif avec son regard ferme et un air de gravité triste. On sent que partout où il a été, partout où la fortune contraire l’a conduit, il a dû tenir sa place et payer de sa personne. Il laisse deviner un caractère et une existence qui n’ont pu avoir rien de vulgaire. C’est l’image de ce marquis Henry Costa, de ce gentilhomme de Savoie qui, après avoir été emporté dans le tourbillon de la révolution, reparaît aujourd’hui dans son vrai cadre, entre son compatriote, son ami Joseph de Maistre, et cette jeune victime, son fils Eugène Costa, mortellement blessé auprès de lui dans une obscure échauffourée des Alpes. Le marquis Henry a cela de caractéristique et d’émouvant que dans cette crise universelle de la fin de l’autre siècle où il se trouve enveloppé, où il se sent en quelque sorte déraciné de la terre natale et de la vie de famille, il ne cherche point un rôle : il accepte stoïquement celui que les circonstances lui font. Assez éclairé pour tout juger, pour résister aux théories extrêmes de son ami de Maistre, assez libéral d’esprit pour ne pas se méprendre sur le mouvement qui s’accomplit autour de lui, Français d’éducation et de mœurs, il reste au moment du danger le champion de la fidélité dynastique, du patriotisme local et de son ordre contre l’invasion française et la révolution. Il combat par honneur, par une inspiration de loyauté traditionnelle, sans préjugés de caste, sans illusion et sans espoir. Il représente un « comte Henry » qui n’est plus seulement un fils de l’imagination comme celui du poète, qui a existé réellement. Un instant il a tout perdu, son foyer, sa patrie, ses biens, son enfant ; il a sa famille dispersée et réduite à la détresse. Il épuise les fatalités intimes jusqu’au jour où ce héros des disgrâces imméritées revenu de tout a pu dire avec un accent de fière et philosophique mélancolie : « Contre nous, qui pour la plupart n’avons à nous reprocher que le crime d’une solidarité