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société est l’esclave de ses séductions ! Voulez-vous soulever les âmes? Agissez sur elles avec la force morale qui élève le cœur du peuple à la hauteur des circonstances. » Était-il entré dans l’esprit de Rostoptchine de gagner Glinka lui-même, de lui ouvrir et de lui fermer la bouche avec de l’argent? On ne le sait, puisqu’il n’a même pas daigné faire mention de Glinka dans ses mémoires, à moins qu’il ne le range parmi les agens sans importance aux services desquels il eut recours. Le mépris qu’il faisait des hommes rend tout croyable. En tout cas, si cette idée passa par la tête du comte, Glinka ne s’en douta même pas; sa candeur lui fit ignorer l’injure. Quand les étudians de l’université exprimèrent le désir de se rendre à l’armée et se plaignirent de n’avoir pas d’argent pour la route, Glinka les secourut à ses frais. Quoiqu’il eût encore, à cette époque, le dépôt confié par le gouverneur, il vendit les bijoux de sa femme.


III.

Veiller au bon ordre dans la capitale, organiser l’opoltchénié, trouver des canons et des attelages, envoyer des renforts et des provisions à l’armée, voilà assurément une tâche écrasante pour un homme, eût-il le don d’ubiquité. Et pourtant, ce n’est pas encore de cette œuvre que Rostoptchine, d’après ses mémoires et sa correspondance, se montre le plus occupé. Ce qui irrite surtout ses colères, ce qui consume ses jours et ses nuits, c’est le souci qu’il prend des libéraux, des francs-maçons, des martinistes. Ce dont il entretient l’empereur avec le plus de passion, c’est d’un certain docteur Salvador, du typographe Sémen, du sénateur Rounitch, du directeur des postes Klioutcharef, de Klioutcharef surtout, car il voit en lui « l’élève de Schwartz, l’ami de Lapoukhine et de Hamaleï, » ces libéraux du temps de Catherine II. La haine qu’il porte aux francs-maçons est ancienne chez lui; pour les perdre, il n’a jamais reculé devant les mesures les plus tyranniques, les calomnies les plus audacieuses. C’est lui qui racontait à Paul Ier que, dans un dîner où assistaient Novikof et vingt-neuf autres martinistes, on avait tiré au sort pour savoir qui égorgerait Catherine II, et que le sort était tombé sur Lapoukhine[1]. Or les libéraux du XVIIIe siècle étaient si peu à craindre que l’un d’eux, ce même Lapoukhine, dans une correspondance interceptée par le gouvernement, manifeste une vive répugnance pour les actes de la révolution française et demande à Dieu « de préserver les Russes de cet esprit de fausse

  1. Archive russe, 1875, t. III, p. 75-81.