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à tous ; j’annonçai que chaque jour, de onze heures à midi, tout le monde aurait accès chez moi, et que ceux qui auraient quelque chose d’important à me communiquer seraient reçus à toute heure de la journée. Le jour de mon entrée en fonctions, je fis dire des prières, cierges allumés, devant les icônes miraculeuses, qui jouissent au plus haut degré de la vénération populaire. Je m’étudiai à montrer une politesse extraordinaire à tous ceux qui avaient affaire avec moi. Je courtisai les vieilles femmes, les commères, les dévotes; pour leur plaire, je fis enlever les cercueils qui servaient d’enseignes aux menuisiers et les affiches collées sur les églises. Il me suffit de deux jours pour jeter la poudre aux yeux et persuader à la majeure partie des habitans de Moscou que j’étais infatigable et qu’on me voyait partout. Je réussis à donner cette idée de moi en apparaissant dans la même matinée sur les points les plus éloignés de la ville et en laissant partout des traces de ma justice ou de ma sévérité. Ainsi le premier jour je fis mettre aux arrêts un officier de l’hôpital militaire qui, chargé de la distribution des soupes, ne s’était pas trouvé là à l’heure du dîner. Je rendis justice à un paysan qui avait acheté 30 livres de sel et n’en avait reçu que 25. Je fis jeter en prison l’employé préposé à la construction du pont de bateaux. J’allais partout, je causais avec tous, j’appris ainsi beaucoup de choses qui me furent utiles par la suite. Après avoir éreinté deux paires de chevaux en costume civil, je rentrais chez moi ; à huit heures j’endossais l’uniforme militaire et je me trouvais prêt à commencer mon travail. »


Ainsi Rostoptchine prenait les Moscovites par ce qu’il regardait comme leurs ridicules, se pliait à des pratiques qu’il estimait des simagrées, affectait l’ubiquité et l’omniscience, s’essayait au rôle du calife Haroun, rendait la justice qui plaît surtout au peuple, la justice à la turque. Il jouait la comédie. Les gouvernans de son école peuvent apprendre de lui à user magistralement de la publicité : « Je résolus, dit-il dans ses mémoires, à chaque nouvelle désagréable, d’exciter des doutes sur sa véracité; par là j’affaiblissais la première impression, et, avant qu’on eût le temps d’en vérifier l’exactitude, il en arrivait d’autres qui étaient un nouveau sujet d’examen. Il m’était indispensable de savoir quelle impression produisaient sur les esprits les nouvelles de la guerre. Dans ce dessein, j’eus recours aux services d’agens sans importance : déguisés, ils passaient leur temps à rôder dans les rues, se mêlaient à la foule qui s’attroupait dans les traktirs et dans les cafés; puis ils venaient me rendre compte de ce qu’ils avaient entendu et recevoir des instructions, selon qu’il y avait lieu de semer quelque bruit, de soutenir l’enthousiasme du peuple ou d’affaiblir l’effet des mauvaises nouvelles. »