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le peuple. « Apprenez-nous comme on se sacrifie pour la patrie, » lui avaient dit les moujiks, et Glinka a déchaînait les fureurs de la guerre patriotique. » Dès qu’il crut entrevoir en Rostoptchine un autre furieux de patriotisme, il devint son fidèle. Voici en quels termes il appréciait sa nomination : « Mettons en regard, dit-il dans ses mémoires, deux hommes, dont l’un a conduit des armées, déplacé des trônes, et dont l’autre a vécu dans la retraite, seul avec lui-même, et en apparence dans la plus profonde inaction : ces deux hommes sont Napoléon et le comte Rostoptchine. » Rostoptchine comparé à Napoléon! Le parallèle s’annonce bien. Mais le comte n’en eût pas été trop étonné, lui qui croyait à son étoile comme un autre Bonaparte.

Rostoptchine, à cette époque, parlait le langage de tout le monde, faisait aussi l’éloge des grandes barbes, menaçait l’envahisseur d’une guerre comme celle d’Espagne ou celle des anciens Scythes, voulait opposer à un nouveau Darius le désert: « Votre empire, écrivait-il à Alexandre, a deux puissans boulevards : d’abord l’immensité et le climat, puis seize millions d’hommes qui professent la même foi, parlent la même langue, et dont le menton n’a jamais été touché par le rasoir. Ce sont ces barbes qui sont la forteresse de la Russie ; le sang de vos soldats sera une semence de héros ; si un malheureux concours de circonstances vous forçait à reculer devant l’envahisseur, l’empereur russe sera toujours redoutable à Moscou, formidable à Kazan, invincible à Tobolsk (11-23 juin 1812). » Rostoptchine enchérit ici sur les plus enragés partisans de la guerre scythique. Il semble cependant que la Russie eût été fort en danger si elle n’eût eu alors d’autre refuge que la Sibérie.

Dans ses mémoires de 1823, Rostoptchine se montre plus sceptique. On n’y retrouve pas cette confiance sans bornes dans le peuple russe; peut-être même ne l’a-t-il jamais eue. Il croyait comprendre le peuple parce qu’il possédait, aussi bien que le peut un lettré, les expressions pittoresques et proverbiales, les dictons souvent rythmés et rimes qui émaillent la langue du moujik. Au fond, il croyait qu’on ne mène les hommes qu’en les trompant et en les amusant. Lui-même qualifie de charlatanerie beaucoup de ses procédés et se vante de « savoir jeter la poudre aux yeux. » Glinka entraînait le peuple à force de sincérité ; Rostoptchine ne comptait que sur ses habiletés :


« Moscou, dit-il dans ses mémoires, fut, à ce qu’il paraît, contente de ma nomination. J’avais alors quarante-sept ans, une santé parfaite, et dès mon entrée en fonctions je déployai la plus extraordinaire activité : c’était du nouveau, car tous mes prédécesseurs étaient des vieillards décrépits. Tout de suite on m’adora parce que je me faisais abordable