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en Australie. Cette échauffourée coûtait à l’Irlande quelques-uns de ses meilleurs citoyens ; déportés ou exilés volontaires, tous s’étaient conduits comme des fous. C’étaient des hommes de cœur et d’intelligence qui n’avaient pas le tempérament de conspirateurs. Le seul effet de leur coupable entreprise fut d’appesantir un régime de terreur sur le pays qu’ils avaient voulu délivrer du joug étranger. O’Brien était sans contredit le plus blâmable ; il avait doublement failli, d’abord en s’associant à l’appel aux armes, ensuite, une fois le Rubicon franchi, en se refusant aux mesures promptes et vigoureuses que réclamaient ses complices. Que n’était-il resté dans les rangs des tories conservateurs, puisqu’il ne possédait aucune des qualités qui font un tribun ? Voilà le jugement que portèrent sur lui ses compatriotes les plus réfléchis. Pour les gens du commun, O’Brien, Meagher et Mitchell furent des héros, des martyrs dont la condamnation était une insulte à la nation irlandaise tout entière.


II.

C’est presque un axiome historique aujourd’hui qu’un pays n’est jamais plus prospère qu’après avoir subi quelque grande calamité. Dans le malheur, les caractères s’épurent, les esprits deviennent raisonnables, les travailleurs apprennent à mieux diriger leurs efforts. S’il n’en fut pas de même de l’Irlande après la famine de 1847, après les agitations stériles de 1848, c’est que ses plaies étaient entretenues par une cause externe ou que le mal était invétéré au point qu’il fallait des secousses plus violentes encore, du moins un traitement plus prolongé pour en détruire les racines et réparer les dégâts qu’il avait produits. Le mal dont il s’agit était l’antagonisme de race entre les Saxons d’Angleterre et les Celtes d’Irlande. Certaines personnes doutent encore de l’influence des races dans l’histoire. Nulle part la différence d’origine entre vainqueurs et vaincus, vivant côte à côte sur le même sol, avec des mœurs et des idées différentes, n’a produit des effets plus désastreux qu’en Irlande, puisque la réconciliation n’a pas encore eu lieu après six siècles d’existence commune.

Le vice radical de la société irlandaise réside dans la mauvaise assiette de la propriété foncière. Depuis les temps les plus reculés, dans toutes les contrées soumises à la loi romaine ou qui l’ont adoptée après l’invasion des barbares, en France, en Angleterre, la terre a été l’apanage des seigneurs héréditaires, qui la divisaient entre leurs tenanciers. Ceux-ci avaient les charges de la culture, ils en avaient aussi le profit, sauf paiement d’une rente en argent. À défaut de convention écrite, le tenancier restait sur le même sol