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I.

Ceux qui veulent étudier avec un esprit impartial ce qu’était il y a quarante ans le peuple irlandais se défient plus ou moins de ce qu’en ont raconté les voyageurs même désintéressés ou de ce qu’en disaient dans leurs discours les adversaires du gouvernement anglais. Un document officiel mérite plus de créance assurément. Une commission dont le président était le colonel Burgoyne, devenu plus tard feld-maréchal, avait reçu mission de faire une enquête sur la création d’un réseau de chemins de fer en Irlande. Son rapport, publié en 1838, contenait un long chapitre sur la situation des classes rurales. Qu’y lit-on? Que la population, qui a presque doublé en un demi-siècle, dépasse de beaucoup les ressources du pays ; que les deux cinquièmes des hommes y sont sans ouvrage parce que l’agriculture, réduite aux procédés les plus élémentaires, ne les occupe qu’une partie de l’année et qu’il n’y existe aucune industrie à laquelle ils puissent consacrer le reste de leur temps. Les paysans se partagent à l’infini les terres des grands propriétaires ; chacun en obtient un morceau de si petite superficie qu’il est impossible de cultiver à la charrue. Le peu d’argent qu’ils en retirent est pris par l’impôt et par la rente. Aussi le cultivateur et sa famille n’ont-ils que juste de quoi vivre. La pomme de terre est la seule nourriture du peuple, encore est-ce l’espèce la moins farineuse que l’on plante parce que la récolte en est plus abondante. Le lait, que les gens de la campagne faisaient entrer jadis dans leur nourriture journalière, est devenu un objet de luxe; jamais de pain, jamais de viande; de l’eau pour seule boisson, ou par malheur du whiskey si le paysan a quelque monnaie pour entrer au cabaret. L’habitation du villageois est toujours une hutte de boue et de paille couverte de jonc ou de roseaux, sans fenêtre, sans cheminée, dépourvue de meubles et d’instrumens de ménage. Le père de famille a vécu tant bien que mal sur le domaine dont ses ancêtres avaient la jouissance avant lui. S’il a plusieurs enfans, ceux-ci se marient à peine adultes, se construisent une cabane à côté de la chaumière paternelle, reçoivent en dot une partie du champ patrimonial sans que le propriétaire songe à y mettre obstacle. D’une génération à l’autre, les ressources diminuent parce que le nombre des bouches augmente et que la surface cultivée reste la même. Tous sont couverts de haillons. Le peuple irlandais est le plus mal nourri, le plus mal logé, le plus mal vêtu qu’il y ait en Europe; ce qui est pis, il n’a ni réserve ni capital; il vit au jour le jour.

À cette misère matérielle s’ajoutaient les persécutions politiques