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de Moltke et ses officiers d’état-major; les envoyés italiens, comme à la veille de la guerre de 1859, passaient et repassaient les Alpes, et l’on attribuait aux apparitions fréquentes du prince Napoléon à Turin une importance qu’elles n’avaient pas, s’il faut en croire les révélations rétrospectives du général La Marmora.

Ce qui est certain, c’est que les gouvernemens se reprochaient réciproquement leurs armemens, et que le monde des affaires, dont l’inquiétude allait croissant, avait fini par céder à de véritables paniques. Les esprits émus s’agitaient au hasard, les transactions étaient suspendues, les désastres financiers se multipliaient. C’était le moment où M. de Bismarck laissait percer sa véritable pensée et montrait que ses visées dépassaient l’annexion litigieuse des duchés de l’Elbe. La concentration de toutes les forces militaires de l’Allemagne sous l’hégémonie de la Prusse, tel paraissait être son véritable programme. Les masques commençaient d’ailleurs à tomber. La Prusse et l’Italie laissaient, par leur attitude de plus en plus menaçante, entrevoir les liens qu’elles avaient contractés. Déjà la présence du général Govone à Berlin avait éveillé les défiances de la diplomatie et donné lieu aux commentaires les plus inquiétans; mais en face d’augustes et de solennelles dénégations, on s’était peu à peu rassuré à Vienne et dans les cours allemandes. Comment aussi aurait-on pu croire qu’un traité était signé depuis le 8 avril, alors que dans les premiers jours de mai le roi de Prusse poussait encore le souci des secrets d’état jusqu’à écrire à une cour amie, celle de Saint-Pétersbourg, par l’entremise de son aide de camp, le colonel de Schweinitz, qu’on l’importunait avec de prétendus arrangemens italiens, qu’il n’y en avait pas et qu’il n’existait pas de traité[1] ?

L’émotion de l’Europe ne fut que plus vive lorsque la vérité se révéla tout entière. On disait avec raison que, sans notre assentiment, cette alliance n’aurait jamais pu se consommer, et que, si l’empereur s’y était prêté, c’est qu’il voulait la guerre et poursuivait un remaniement territorial.

Cependant la pensée du souverain restait impénétrable. La presse officieuse se bornait à répéter que la France, avec 600,000 hommes sous la main, jouirait d’autant mieux de son repos et de sa prospérité qu’elle assisterait avec plus d’impassibilité aux luttes de ses voisins; qu’on les laisserait s’affaiblir sans rien risquer, avec le bénéfice assuré des occasions qui pourraient s’offrir. Mais qui pouvait au juste prévoir les développemens de la guerre, ses vicissitudes et ses péripéties? Notre liberté d’action ne serait-elle pas compromise au lieu d’être sauvegardée? Ne serions-nous pas forcés

  1. Papiers des Tuileries. — Lettre de M. de Clermont-Tonnerre, en date de Berlin le 7 mai 1866.