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il reparut le 13 octobre dans le cercle de ses amis, et s’efforça, pendant toute la soirée, de se montrer de bonne humeur; mais il parlait fiévreusement, et personne n’osait se réjouir de ce retour de gaîté factice. Un nouveau volume des lieder de Heine venait de paraître. Quelqu’un lut tout haut ces strophes :


« Le Runnenstein se dresse au milieu de la mer, — là je m’assieds, tout entier à mes rêves. — Le vent siffle, les mouettes crient, — les vagues déferlent, blanches d’écume.

« J’ai aimé plus d’une belle enfant. — J’ai aimé plus d’un brave camarade. — Où sont-ils?.. Le vent siffle, — les vagues déferlent, blanches d’écume.»


Cette poésie émut fortement Lenau. « Ce sont les meilleurs vers de Heine, s’écria-t-il, l’allure en est magnifique ; on voit la mer, on entend le rythme des vagues. » La conversation continua, effleurant tous les sujets. Lenau parlait avec une complète lucidité et semblait parfaitement maître de lui. Vers la fin de la soirée, il dit tout à coup avec un accent impossible à rendre : « Il y a une certaine région des nerfs qui devrait toujours rester inexplorée et comme sacrée; une profondeur dont on ne devrait jamais troubler le calme intime. Les souffrances morales ont tout bouleversé en moi, tout, jusqu’à ce centre nerveux qui doit rester vierge de toute agitation. Et maintenant je sens comme un fourmillement dans cette région des nerfs. Aussi, je vois clairement ma maladie... »

Trois jours après, au moment où Mme Niendorf montait chez Lenau, Reinbeck, venant au-devant d’elle, lui dit : — Le malheur est arrivé, Niembsch est fou.

Dans la nuit, vers deux heures, le poète était entré subitement dans la chambre de son hôte d’un air égaré et avait divagué jusqu’au matin, puis saisissant son violon, il s’était mis à en jouer et à danser en même temps. — « Je suis tout à fait bien, s’était-il écrié ensuite, les sons tombent comme une rosée sur mon âme et la rafraîchissent. » — Le 18 octobre, il fut pris d’un violent désir de mourir, il s’habilla de blanc, s’étendit sur son lit et attendit la mort les mains jointes. — Il prit congé de ses amis, leur donna sa bénédiction, rédigea son testament, puis le déchira. Il passa toute sa nuit à dire des vers et à jouer du violon. Au matin, il s’impatienta de ne pas mourir. — «La mort est longue à venir, s’écriait-il, aidez-moi, donnez-moi quelque chose pour la faire venir plus vite!.. — Donnez-moi de l’acide prussique ! » répétait-il d’une voix suppliante, et il ajoutait : — « Ma vie est un non-sens. Qu’ai-je fait au monde? Une paire de belles poésies. » — Le 19, les médecins ordonnèrent une saignée. Il éprouva une joie enfantine à voir couler son sang. — « Il jaillit comme une source alpestre, dit-il au chirurgien, n’est-ce