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sa paix et son honneur conjugal, Sophie de…, ignorait ses fiançailles et pouvait être un obstacle à son mariage. L’irréparable se dressait devant lui comme pour lui défendre de changer de destinée. Il se décida à rompre en faisant un loyal aveu de son nouvel amour. Brusquement il partit pour Vienne, alla trouver la femme à laquelle il avait dit dans ses vers : « Ah ! si tu étais vraiment mienne, quelle douce vie ce serait ! » et lui annonça que l’heure de la séparation avait sonné. L’entrevue fut tragique ; il y eut une scène déchirante. « L’un de nous deux en deviendra fou ! » s’écria en le voyant partir la malheureuse abandonnée, sans se douter que sa lugubre prophétie allait si promptement s’accomplir.

Le 15 septembre 1844, Lenau quitta Vienne et s’embarqua sur le Danube. La traversée fut marquée par de fâcheux incidens. Près de Linz, le bateau resta quelque temps ensablé ; puis, à un tournant rapide, le garde-côte vit tout à coup venir à lui deux énormes gabares chargées de blocs de granit. Lorsque Lenau, qui dormait dans sa cabine, monta sur le pont, le capitaine lui apprit qu’ils avaient été bien près de ne plus se revoir. D’autres mauvais présages l’avaient encore assailli pendant ce voyage ; à son arrivée à Stuttgart, Lenau les racontait à ses amis, moitié gravement, moitié plaisamment. Le dernier s’était manifesté dans la voiture d’Ulm à Weinberg, où il s’était trouvé avec deux Anglaises qui ne pouvaient supporter la fumée de tabac. Le poète, enragé fumeur, avait porté cela en compte. Il n’en continuait pas moins de faire des projets pour l’époque très prochaine de son mariage. Il comptait passer les étés à Bade, en compagnie de ses amis. « Ce sera une vie charmante, disait-il à Mme Niendorf, vous nous conseillerez, vous nous apprendrez à tenir notre petite maison ; vous vous y entendez si bien !.. Moi, je ne suis hon à rien dans la vie pratique ; je n’ai jamais su faire un compte, »

Cependant sa santé devenait de plus en plus mauvaise. Les pupilles de ses yeux s’étaient extraordinairement dilatées ; il était de moins en moins maître de son humeur et de ses nerfs. Un matin, pendant qu’il prenait le café avec son hôtesse, à la suite d’une discussion un peu vive au sujet de son mariage et de ses futurs arrangemens de ménage, il se leva brusquement et renversa sa tasse. Au même moment, il sentit à l’une de ses joues comme une secousse électrique. Il s’élança vers un miroir : — toute une moitié de son visage, atteinte par une paralysie partielle, était devenue rigide et comme morte… Un pareil accident, arrivant à la veille de son mariage, acheva de le désespérer. Lui qui avait rêvé de rendre un peu de jeunesse à cette fiancée qui venait de passer cinq ans au chevet d’un père cacochyme, allait-il la condamner à une nouvelle existence de garde-malade ?.. Néanmoins il fit violence à ses inquiétudes ;