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sonnets, il semble qu’on voit se rétrécir après chaque vers les spirales tourbillonnantes de ce maelstrom mystérieux où le poète s’est aventuré; il semble qu’on sent déjà Lenau près de sombrer dans l’abîme de la folie.


IV.

Au mois de juillet 1844, Lenau était parti pour Bade avec une famille de Stuttgart. Il avait témoigné le désir d’accompagner ses amis malades et de leur consacrer tout son temps; mais comme toujours sa volonté flottante l’avait trahi, et en arrivant à Bade il avait quasi oublié sa promesse. La femme du malade écrivait peu de temps après à Mme Niendorf : « Nous nous sentons seuls et délaissés, car l’ami Niembsch nous est devenu tout à fait infidèle ; il trouve Bade si agréable que même lorsqu’il fait une courte apparition chez nous, son esprit est ailleurs, et l’empressement qu’il met à repartir nous rend sa visite plus pénible qu’agréable. » — Ce n’étaient pourtant pas les dissipations de la vie des eaux, ni les séductions du tapis vert qui absorbaient le poète, bien qu’on ait prétendu qu’il tentât parfois les chances de la rouge et de la noire.

Ses absences et ses infidélités avaient un autre motif, et le petit cercle souabe en eut tout à coup une explication aussi stupéfiante qu’inattendue. — Lenau allait se marier. — Ce fut le romancier de la Forêt-Noire, Berthold Auerbach, qui apprit un jour cette surprenante aventure aux amis du poète. — « Niembsch, leur dit-il, est tombé amoureux d’une toute jeune fille. S’il ne parvient pas à l’épouser, je ne sais ce qu’il deviendra. Il m’a tout raconté, tout confié, il lui fallait quelqu’un pour s’épancher... Ce qui m’a paru le plus merveilleux, ajoutait Auerbach, c’est que cet homme, dont la pensée est si large et si profonde, qui sent le beau si vivement et et dont le cœur est si riche, n’a pas trouvé, au fort de cet amour et pour l’exprimer, d’autres mots que : Bruder, das is ä Mädel ! (Ah! quelle femme, mon ami!) Sa poitrine était si pleine, son cœur débordait, et cependant il ne lui venait toujours aux lèvres que : Aber, das is ä Mädel ! — Dans la passion tout remonte à la source, tout redevient simple et se rapproche de la nature ; un jeune paysan de la Forêt-Noire eût dit de même : Das is ä Mädel ![1] »

Peu de jours après, Lenau lui-même confirma cette nouvelle à ses amis qui l’avaient rencontré à Lichtenthal, donnant le bras à sa fiancée. — Elle s’appelait Marie, comme l’héroïne de son poème de Faust. Elle était de Francfort, et Lenau l’avait très prosaïquement

  1. Mme Niendorf, Lenau in Schwaben.