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des victuailles. Rôtis et jambons, viandes chaudes et viandes froides disparaissent dans le gouffre de ces larges mâchoires osseuses. Pendant ce temps, les jeunes courent à la danse. — Ah! comme les violens chantent et vibrent, comme les marteaux du tsimbalom montent et descendent vivement sur les cordes et en font jaillir les airs du pays, qui remuent le cœur ! Dieu, comme Les violons ont des sons clairs et sautillans, comme la clarinette perçante lance tout à coup des notes aiguës! — Les robustes garçons dansent dans la salle, ils font sauter en l’air les filles alertes, ils lèvent ces corps souples et jeunes, bien haut dans l’air, comme des verres pleins d’une douce liqueur. Et vivement, en ronds dont l’allure change suivant le rythme plus précipité de la musique, ils tourbillonnent comme une barque dans la tempête, comme une feuille de rose dans l’ouragan. Le plancher tremble et crie sous ces pieds bondissans, soulevés par l’entraînant orchestre des tsiganes... Ainsi ils dansent pendant des heures, toujours aux sons de leurs vieux airs bien-aimés, tant et tant qu’à la fin les tsiganes, recrus de fatigue, se font signe du coin de l’œil et commencent à jouer en sourdine. Mais les enragés ne s’en aperçoivent pas; ils ont toujours dans l’oreille le plein éclat de la musique. Toujours plus bas et plus lentement, jusqu’à ce que les sons meurent tout à fait, vibrent et s’envolent les derniers accens de l’air national; basse et flûte, tsimbalom et violons, se sont déjà reposés dans le silence, et les danseurs, grisés de musique, les entendent encore. Ils dansent toujours, ils dansent jusqu’à ce qu’au matin le soleil levant jette un faisceau de rayons à travers les vitres et que l’hôte leur souhaite à tous le bonjour en les poussant dehors à coups d’épaule... »

Un poète si bien organisé pour comprendre et chanter les émotions des autres devait retrouver la même éloquence pour exprimer ses joies et ses douleurs personnelles. Nous avons jusqu’à présent fait connaissance avec les poésies impersonnelles de Lenau. Ce sont malheureusement les moins nombreuses. Nous allons avoir affaire maintenant au Lenau subjectif prenant uniquement sa propre personnalité pour thème de ses compositions poétiques, au Lenau passionné, inquiet, malade, torturant ses pensées pour mieux les analyser, se grattant l’épiderme moral jusqu’à le faire saigner. — Étudions cette poésie nerveuse, troublante et maladive comme la musique de Chopin, et voyons ce que nous y trouverons. — D’abord une grande chaleur de cœur, une tendresse plus passive qu’active, mais caressante et fondante comme celle d’une femme. Lenau, comme nous l’avons vu, adorait sa mère. Tous les vers où il parle d’elle sont imprégnés de cette chaude tendresse. L’une des meilleures de ses poésies intimes, l’Armoire ouverte, lui a été inspirée par la mort de sa mère.