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pour organiser au conseil d’état une justice spéciale qui remplît les conditions essentielles d’une bonne justice. Il y manque à la vérité l’inamovibilité des juges. Nous ne voulons pas soulever ici une question de principe ; nous demandons seulement la permission de soutenir que, s’il est nécessaire qu’un juge soit impartial et soit considéré comme tel, l’inamovibilité n’est pas toujours indispensable pour arriver à ce résultat. Il est nécessaire aussi que le juge soit éclairé.

Une des raisons qui justifient la juridiction administrative, c’est précisément la nécessité que le juge ait des lumières spéciales sur les questions si variées, si délicates qui lui sont fréquemment soumises, qu’il ait la connaissance exacte des intérêts engagés dans les différens services publics. C’est ce qui faisait dire à M. de Larcy, dans son rapport présenté en 1851 sur le projet de loi relatif aux conseils de préfecture, que « le juge du contentieux administratif est d’autant plus propre à remplir sa mission qu’il est lui-même mêlé à la pratique des affaires administratives. » Dans l’organisation actuelle, le conseil d’état joue en même temps le rôle de conseil de l’administration pour de nombreuses affaires et celui de tribunal. Ce double rôle qui lui est assigné est très profitable non-seulement à l’administration qu’il empêche de s’égarer, mais aux citoyens eux-mêmes qui se plaignent qu’on ait violé leurs droits, et les lumières que les magistrats puisent dans cette collaboration habituelle aux actes des administrateurs les conduisent à appliquer avec plus de modération les dispositions rigoureuses de la loi.

Mais comment pourrait-on conserver aux membres du conseil leur rôle de conseillers du gouvernement, s’ils étaient inamovibles? Les résultats des autres garanties données aux justiciables ont démontré qu’il serait sans profit d’insister sur ce point. Il faut ajouter que la nature humaine est très complexe, et que, si l’inamovibilité est utile pour la préserver de certaines défaillances, il y a des situations qui suffisent à lui créer des habitudes d’indépendance que l’inamovibilité à elle seule ne donnerait pas. L’homme est naturellement enclin à attribuer une certaine importance à ses actes comme un certain mérite à sa personne, et, quand une mission de contrôle lui est confiée, il est plus porté à exagérer son pouvoir qu’à l’amoindrir de ses propres mains. Aussi bien la jurisprudence du conseil d’état en matière d’excès de pouvoirs en est une preuve éclatante.


II.

On sait quelle est l’importance du rôle de la jurisprudence, même dans les matières pour lesquelles le législateur a refondu et classé