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— « Chère amis, me voici maintenant à Lisbonne, une petite bourgade sur l’Ohio; je fume ma pipe à votre santé et je réponds à votre chère lettre. Comment je me plais en Amérique? D’abord, rude climat. Aujourd’hui, 5 mars, je suis près de la cheminée ; au dehors il y a plusieurs pieds de neige, et je me suis fait un trou à la tête à la suite d’une lourde chute de traîneau. Les chemins de la liberté sont durs, mais le trou à la tête est de belle taille; je crois que par ce trou vont s’envoler mes dernières idées de voyages lointains. Comme le gaz léger qui s’échappe d’un cruchon de bière débouché, ainsi s’en iront de ma tête fêlée mes fantaisies volages. — En second lieu, rudes gens! mais leur rudesse n’est pas la sauvage énergie de la puissante nature; non, c’est une rudesse civilisée, et par là doublement haïssable. Buffon a raison quand il dit qu’en Amérique tout va dégénérant, bêtes et gens. Je n’ai encore vu ici ni un chien courageux, ni un cheval impétueux, ni un homme passionné. La nature y est horriblement décolorée. Il n’y a dans ce pays-ci ni rossignols, ni véritables oiseaux chanteurs. Une malédiction semble peser sur cette contrée, et cela est pour moi d’une signification profonde. La nature ne s’y sent le cœur ni assez joyeux, ni assez triste pour chanter. Elle n’a ni âme, ni imagination, et elle n’en peut donner à ses créatures. C’est quelque chose de navrant que de voir ces hommes desséchés jusqu’à la moelle, au milieu de leurs forêts calcinées. Les émigrés allemands ont surtout fait sur moi une pénible impression. Quand ils sont ici depuis quelques années, ils perdent jusqu’à la dernière étincelle du feu qu’ils avaient emporté de la mère patrie... Là viennent de pauvres gens poussés par la nécessité, et les dernières croyances généreuses que Dieu leur a mises au cœur, ils les abandonnent pour un morceau de pain. Au commencement, le séjour du pays étranger, — terriblement étranger! — leur est insupportable, et ils sont pris d’une douloureuse nostalgie; mais bientôt la nostalgie elle-même s’en va. Je vais faire des pieds et des mains pour partir en hâte, en hâte!.. Sans quoi, Je perds, moi aussi, mon amour du pays... L’Amérique est le vrai pays de la décadence, le couchant de l’humanité. L’Atlantique est une ceinture isolante pour l’esprit et pour toute vie supérieure. »

Sur cette terre du désenchantement, le poète ne resta pas cependant oisif; il y composa plusieurs de ses meilleurs poèmes, entre autres le Postillon et les Atlantica, dont chaque pièce est une vision de la patrie absente, et une aspiration vers le retour. Il regagna enfin son cher pays. Ayant repris la mer en avril 1833, il revit ses amis souabes, et Weinberg, « où la vigne verdoie et mûrit pour adoucir l’âpreté de la vie humaine. » A son retour, une surprise, une douce compensation à ses déboires l’attendait. Pendant son absence, son talent, jusque-là apprécié seulement par un groupe d’amis et d’artistes,