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qui nous regarde ; par suite, notre pensée s’attache à la partie de notre corps sur laquelle est fixé l’œil d’autrui, et c’est ici le visage. Or, bien des faits établissent que si l’esprit est vivement préoccupé de l’état d’un organe, une certaine quantité de force nerveuse agit, sans que nous en ayons conscience, sur les nerfs qui aboutissent à cet organe, et peut augmenter notablement soit leur sensibilité, soit leur motricité. Si donc nous pensons avec anxiété à notre visage, les nerfs vaso-moteurs qui servent à dilater ou à contracter les artérioles de la face reçoivent un surcroît d’énergie; sous cette influence, les vaisseaux capillaires se dilatent, le sang paraît affluer sous la peau; d’où la rougeur. — Par une association d’idées très naturelle, toutes les fois que nous soupçonnons que l’on critique, non plus seulement notre personne, mais nos actions, nos pensées, notre caractère, notre attention se porte fortement sur nous-mêmes, et, en vertu de l’habitude et de l’hérédité, le mécanisme de la rougeur entre immédiatement en jeu, sans que nous ayons du reste conscience d’aucune préoccupation relative à notre visage. De même enfin quand on nous adresse des éloges; car la louange, aussi bien que le blâme, témoigne que nous sommes l’objet de l’examen d’autrui.

Contre cette explication originale et ingénieuse, encore qu’un peu pénible, nous n’avons pas compétence pour nous inscrire en faux. Mais on nous permettra de nous étonner que M. Darwin, qui a recueilli tant et de si jolies choses sur les coquetteries amoureuses des animaux, n’ait rencontré nulle part la moindre preuve qu’un jeune singe, par exemple, rougisse en présence d’une jeune guenon. Serait-ce que le mâle se soucie peu de l’impression que produit sa personne sur celle qu’il recherche? M. Darwin affirme le contraire. Serait-ce que le mécanisme des nerfs vaso-moteurs n’est pas ici le même que chez l’homme? L’anatomie et la physiologie comparées ne constatent pas, que nous sachions, de différences. Serait-ce que la peau du singe ne peut rougir? Mais cela même ne prouverait-il pas que la rougeur est dans notre espèce l’expression d’un ordre d’émotions que l’animal même le plus parfait ne connaît pas? Car enfin, si, comme on nous l’affirme, certains oiseaux, pour plaire à leurs campagnes, peuvent rendre leurs chants plus mélodieux, pourquoi le singe, plus intelligent encore, ne se serait-il pas fait à la longue un visage capable de rougir? Dira-t-on que ce signe délicat de l’amour timide eût risqué de n’être pas compris? Qu’on avoue donc alors que ces délicatesses sont étrangères au monde de l’animalité; que là le mâle ne cherche pas plus à devenir l’objet d’une préférence volontaire que la femelle n’a l’idée de faire un tel choix; que l’aveugle et brutal instinct y pousse seul les sexes l’un vers l’autre,