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les uns et les autres, non pas autant qu’il le faudrait peut-être, mais autant qu’il est possible, dans les armées d’un pays où les croyances s’affaiblissent, où les respects sont fort diminués, où la hiérarchie sociale n’est plus qu’une convention disputée. Je les expose, parce que je suis convaincu qu’on peut et qu’on doit tout espérer de l’avenir d’une armée dont les soldats, très mal préparés par l’éducation, sont, par le tempérament qui leur est propre, les plus faciles, les plus alertes, les plus ouverts à la compréhension, les plus accessibles aux sentimens généreux qui soient en Europe. Allez voir, sur nos places publiques et sur nos boulevards, les recrues du service obligatoire faire à l’exercice leur noviciat dont les détails monotones sont assurément sans attrait pour eux. Vous serez frappés et charmés de l’honnêteté éclairée de leurs physionomies et de la sincérité de leur zèle. Si vous vous connaissez en soldats, vous emporterez le ferme espoir que ceux-là, inspirés par une bonne éducation et par le vif et profond sentiment d’une guerre d’intérêt national, non par les excitations artificielles d’une guerre de cour, mériteraient bien du pays, le cas échéant de la bataille, et feraient à la jeune armée française, parmi les autres, une place qui serait enviée.

Le champ de bataille ! Tous en parlent, mais combien l’ont vu, combien surtout l’ont vu de près ? Combien, l’ayant vu de près dans toute son horreur, le soir du choc par exemple, résistent, quand ils le racontent ou l’écrivent longtemps après, au besoin d’en poétiser le récit ? Le champ de bataille est si beau quand on en est revenu ! Les gouvernemens y précipitent, le plus souvent avec une impitoyable légèreté, comme nous ne l’avons que trop vu depuis le commencement de ce siècle, des masses d’hommes qui se rattachent à la vie par les liens puissans de la jeunesse, de la force, de la confiance dans un long avenir, du souvenir de leurs pères et de leurs mères restés au pays. Ces hommes, quand la crise éclate, savent que beaucoup vont mourir sans savoir qui la mort choisira, en sorte que tous sans exception peuvent s’appliquer la probabilité de cette prochaine et tragique fin de leur carrière. Peut-on imaginer, quoi qu’en disent les poètes de la guerre, une contention d’esprit plus anxieuse et plus violente ? Elle l’est à ce point qu’à un certain moment les moins croyans, — on le sait parce que beaucoup l’avouent, — se recommandent mentalement à l’assistance d’en haut. Quels moyens pour les combattans de vaincre ces naturelles, intimes et profondes émotions ?

Il y en a deux et il n’y en a que deux : premièrement une foi sincère dans la récompense promise au-delà de la vie présente à ceux qui la perdent pour le pays dans l’esprit de sacrifice ; secondement un sentiment très élevé de la mission publique