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successifs ajustemens qui se firent d’eux-mêmes, on concilia plus ou moins une religion sans raison et sans vertu avec la vertu et la raison. Jupiter, ce don Juan céleste, ne laissa pas d’être le protecteur de la foi conjugale, les hommages rendus à des divinités impudiques n’empêchaient pas de consacrer et même d’immoler des vestales à la pudeur. Ce n’était pas la religion qui était morale, c’étaient les hommes qui la contraignaient à l’être. Ainsi que l’a dit un chrétien du IVe siècle, Théodoret, « les païens avaient une morale, le paganisme n’en avait pas. » On ne doit donc pas condamner les philosophes pour avoir repoussé de ridicules légendes indignes de la divinité et de l’homme et préparé la voie à des doctrines religieuses plus pures. En cela les sages païens ont rendu un immense service aux premiers chrétiens, qui du reste s’en sont montrés fort reconnaissans et qui ont souvent déclaré que Dieu avait suscité les philosophes pour ouvrir le chemin à la foi chrétienne. Que serait en effet devenue la doctrine nouvelle, si elle n’avait rencontré que des esprits aveuglément retranchés dans leur foi antique comme dans une forteresse non encore attaquée? Pour tout dire en un mot, peut-on se figurer saint Paul venant prêcher à Rome au temps de Caton le censeur ? Au reste il règne un trouble assez étrange dans les jugemens que certains modernes portent sur la philosophie aux prises avec le paganisme. Par une singulière contradiction, on y maltraite à la fois les personnages qui ont de la piété païenne et ceux qui n’en ont point. Si, par exemple, un général romain observe consciencieusement les rites, s’il immole des victimes, s’il croit aux présages et en tient compte, on blâme sa crédulité ; si des historiens tels que Tite-Live ou Tacite racontent des prodiges et se montrent bons païens, on accuse sur ce point leur petit esprit ou leur lâche complaisance; quand, au contraire, d’autres personnages négligent les cérémonies, se mettent au-dessus des préjugés religieux, on prononce des paroles déplaisantes et sévères sur leur incrédulité ; quand un Cicéron ou un Lucrèce déclarent leur mépris pour les dieux du paganisme, on condamne leur audace. Il nous semble pourtant, en bonne logique, que si les premiers ont tort, les seconds ont raison, et qu’il n’est pas permis de condamner les uns et les autres.

L’inévitable corruption romaine eût été bien plus hideuse si les arts et la philosophie n’avaient adouci les caractères et si les vieilles vertus n’avaient été remplacées du moins par des goûts délicats et des bienséances nouvelles. Sans une haute culture qu’auraient donc été les riches Lucullus, sinon des Apicius? Même l’esprit guerrier ne paraît pas avoir souffert, puisque jamais la puissance de Rome ne fut plus irrésistible. Il est à remarquer qu’au temps dont nous