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juge tout le discours avec une extrême sévérité et le blâme surtout pour avoir été impertinent envers les Romains ; il nous semble pourtant que l’illustre savant montre ici un excès de délicatesse et que l’impertinence est plus excusable envers un vainqueur qu’envers un vaincu.


IV.

Cette grande scène oratoire, si imposante par le sujet traité, si piquante par l’éloquence inconnue de l’orateur et par son audace, devait encore une partie de son éclat à la majesté de l’auditoire. À ce discours assistait tout ce que Rome renfermait alors de plus distingué par le nom, le talent, la vertu, l’autorité. C’étaient Scipion Émilien, le futur destructeur de Carthage et de Numance, son ami Lélius surnommé le Sage, le lettré élégant Furius Philus, le futur jurisconsulte Scévola, le savant Sulpicius Gallus, qui avait prédit une éclipse de lune avant la bataille de Pydna, Galba, le plus grand orateur du temps, enfin le vieux et terrible Caton. Jamais leçon de philosophie ne fut faite devant une assemblée plus redoutable et, à ce qu’il semble, plus incommode. Mais il ne faut pas croire que cette leçon ait, comme on a dit, causé du scandale. Tous ces politiques tenaient fort peu à la justice absolue, ignoraient peut-être ce qu’elle est, et n’étaient pas tentés d’en prendre la défense. Leur justice à eux c’était la justice de Rome, la vraie morale, la morale romaine. Quand Carnéade, par exemple, essayait de leur prouver que la diversité des mœurs et des institutions chez les différens peuples est contraire à l’existence d’un droit naturel, les Romains étaient tout prêts à reconnaître cette diversité qu’ils avaient d’ailleurs observée eux-mêmes dans leurs courses à travers le monde, et, bien loin d’être choqués de cette affirmation qui leur paraissait irréfutable, ils en étaient plutôt flattés et en tiraient seulement cette fière conséquence, que les mœurs et les institutions de leur propre cité étaient de toutes les meilleures. Il est d’ailleurs à remarquer que dans tous les temps, aux yeux des hommes politiques, la justice absolue est plutôt un embarras qu’un secours, car c’est en son nom, au nom de ses principes, qu’on demande dans l’état des changemens, que se font les revendications téméraires et que se préparent les révolutions. Si on eût proposé à ces glorieux auditeurs, à ces âmes civiques, de choisir entre la sagesse et la justice, elles n’eussent pas hésité à se ranger du côté de la sagesse, c’est-à-dire de la politique, comme le prouvent d’ailleurs leurs hauts faits. Est-ce pour la justice que Scipion Émilien anéantira les villes rivales de Rome, que Lélius, président futur des commissions