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l’autre, en termes convenus et plus ou moins bienséans, que leur sagesse repousse la justice. Qu’est-ce que l’histoire, sinon le témoin et le juge de cette lutte perpétuelle? Que sont les grandes discussions devant les parlemens, si ce n’est le débat des deux principes contraires? Les nations, comme les individus, selon leur caractère, sont plus ou moins portées à sacrifier un principe à l’autre. De tel peuple trop généreux qui se met gratuitement au service d’une noble idée on peut dire qu’il est follement juste, de tel autre peuple plus pratique on dirait volontiers qu’il est injustement sage. Il y a donc entre les deux grands mobiles de la conduite humaine une réelle contradiction qui, on peut l’espérer, ne sera pas éternelle, puisque le progrès de la raison publique tend à les rapprocher. Ce progrès est constant et visible dans l’histoire. Au temps de Machiavel, on se piquait effrontément d’être sage sans être juste, mais depuis un siècle, ne fût-ce que par un certain besoin de décence, on n’ose plus afficher cette sagesse infâme, et il n’est presque plus de politique ni de conquérant qui ne prétende donner à ses usurpations une apparence de justice. Peut-être un temps viendra où on ne se contentera plus de ces apparences, où on comprendra que, pour les peuples comme pour les particuliers, le parti le plus juste est aussi le plus sage, que la plus sûre politique et la plus durable est celle qui s’accorde avec la morale. Alors l’antinomie de Carnéade pourra être reléguée parmi les erreurs surannées; mais elle subsiste encore aujourd’hui, et durant tant de siècles elle a bien assez consterné la conscience humaine pour qu’il nous soit permis de dire hautement que notre philosophe ne posait pas un problème futile.

Maintenant il faut suivre non plus le philosophe, mais l’orateur, qui se montre tout à coup aussi spirituel que hardi. Encouragé sans doute par le succès de son discours, il ose toucher à la politique de Rome et user d’un argument non pas ad hominem, mais ad populum romanum. Tout en ayant l’air de ne plaider qu’un thème d’école, il fait entendre de courageuses vérités. Ici il nous faut un peu deviner la suite du discours d’après des passages de Cicéron et de Lactance, qui ne sont pas exactement empruntés à Carnéade, mais visiblement inspirés par lui. Si nous ne pouvons pas suivre sa parole dans tout son cours, nous en entrevoyons de loin les détours et les sinuosités. Ce n’est point sans précaution qu’il dut aborder un si dangereux sujet. Il se sert d’abord d’un illustre exemple emprunté à la Grèce, lequel rendra moins insolente l’allusion à la politique romaine. « Voyez Alexandre, disait-il, ce grand capitaine; aurait-il pu étendre son empire sur toute l’Asie s’il avait respecté le bien d’autrui? Et vous-mêmes, Romains, si vous êtes devenus