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perd, sauf les détenteurs du numéraire. Le travailleur s’irrite contre le chef d’industrie forcé de réduire les heures du travail ou le salaire. Le mécontentement, la haine, l’esprit de révolte, se répandent dans les classes laborieuses. Les grèves, les attentats, les insurrections à main armée, comme l’an dernier aux États-Unis, telles sont les conséquences de la détresse universelle, produite par la baisse des prix.

Les théoriciens de l’économie mathématique soutiennent, il est vrai, que la quantité du numéraire importe peu, et que les échanges se font aussi bien avec peu qu’avec beaucoup d’argent. En effet, disent-ils, enlevez à la France la moitié de son numéraire, tous les prix tombant aussi de moitié, la circulation se fera aussi facilement qu’auparavant, car avec un franc on achètera autant de denrées qu’avec deux francs précédemment. Cela est vrai dans une situation établie sur cette base. Ainsi en Russie, au Japon, la monnaie était rare, et par suite les prix très bas. Les échanges n’étant pas actifs, ils s’accomplissaient sans entraves et sans perte pour personne. Mais on ne peut songer sans frémir aux crises successives et prolongées qu’il faudrait faire subir à des pays industriels comme la France et l’Angleterre pour les amener à faire leurs échanges sans cesse croissans, avec une quantité moindre de numéraire. Les entreprises sont fondées, les dettes conclues, les obligations émises, les rentes créées sur la base de certains prix. Diminuez notablement ces prix, toutes les dettes deviennent plus lourdes, l’hypothèque écrase la propriété, le fabricant est en perte ; c’est un bouleversement général, une ruine universelle, dont les créanciers eux-mêmes pâtissent par les faillites de leurs débiteurs. C’est seulement quand la liquidation sera faite, au milieu de désastres sans nombre, que l’équilibre s’établira sur la base d’un numéraire moins abondant et de prix réduits.

On peut voir en ce moment l’effet produit par les deux systèmes, celui de la rareté et celui de l’abondance de la monnaie. L’Allemagne a raréfié l’instrument des échanges d’abord en supprimant les trop petites coupures de billets de banque et ensuite en remplaçant l’argent démonétisé par de l’or, qu’elle défend avec peine contre un change défavorable qui à chaque instant le lui enlève. La France, au contraire, à côté d’une circulation fiduciaire énorme possède une masse de monnaie colossale que le change favorable augmente sans cesse. Nul pays n’a moins souffert que la France de la crise industrielle qui sévit partout, tandis que l’Allemagne a été atteinte plus que les autres. De même les États-Unis, qui réduisent leur circulation de billets pour les ramener au pair et reprendre les paiemens en espèces, sont plus éprouvés que l’Italie, qui ne s’est pas encore crue en mesure de tenter le même effort[1].

  1. M. le baron de Reinach a démontré avec infiniment d’esprit et non sans quelque vérité comment l’abondance des moyens d’échange avait contribué au progrès économique de l’Italie. M. William Kelley, membre du congrès américain pour la Pensylvanie, a développé la même thèse pour les États-Unis avec des argumens très sérieux. V. An adress to the citizens of Philadelphia, 1876.