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sait placer l’accent où il faut et tout résumer sans rien oublier. Dans ces croquis enlevée, qui ont le fini d’une peinture achevée, il y a le charme, le diable au corps et une merveilleuse coquinerie de jeunesse.

M. Rico peint beaucoup d’après nature, et ce qui nous intéresse aujourd’hui plus que tout, c’est la nature. Les œuvres qui nous enchantent sont celles dont nous pouvons dire : Comme c’est vrai ! comme c’est pris sur le fait ! comme c’est bien cela ! Il y a au Champ de Mars nombre de toiles qui ne sont que des études bien venues et qui ont enlevé tous les suffrages ; telle œuvre savamment composée, sérieusement travaillée, n’a obtenu qu’un succès d’estime, parce qu’on y trouvait plus de convention que n’en peut supporter l’homme de la seconde moitié du XIXe siècle. Dans ses Maîtres d’autrefois, Fromentin se plaignait que le paysage a tout envahi et qu’il a bouleversé toutes les formules de l’art, que les hommes de ce temps ne jugent jamais la peinture assez claire, assez nette, assez formelle, assez crue. Il ajoutait que Théodore Rousseau a créé ce qu’on peut appeler l’école des sensations, laquelle a produit des œuvres très remarquables, mais que cependant il serait bon de revenir de la nature à l’art et de se rappeler que les plus belles études du monde ne valent pas un bon tableau. Nous ne pouvons qu’applaudir à cette conclusion de l’éminent artiste ; mais ces bons tableaux, qu’on nous fera peut-être, ne nous plairont qu’à demi si nous n’y trouvons cette intensité d’impression que n’avaient pas les paysagistes hollandais, et que nous goûtons dans les nôtres à tort ou à raison. Est-il possible de peindre une feuille d’arbre comme le faisait Fortuny et de s’attacher pourtant à peindre la forêt ? Est-il possible de faire des tableaux qui soient de vrais tableaux et qui aient toute la franchise et toute la fraîcheur d’une étude ? Est-il possible d’avoir des sensations presque aiguës et de les subordonner à son sentiment et à son idée ? Un peintre peut-il être à la fois un impressionniste passionné et un grand artiste ? Nous aimons à croire que ce problème n’est pas insoluble ; mais en attendant qu’il soit résolu, nous continuerons à préférer telle étude à tel tableau où la convention domine, la musique de Rousseau, de Corot ou de Fortuny fera vibrer en nous certaines cordes secrètes que ne remue ni Hobbema, ni Ruysdaël lui-même, et si l’on prouve à l’homme du XIXe siècle qu’il a tort, il répondra qu’il ne sait qu’y faire, qu’en préférant ceci à cela il obéit à une impulsion irrésistible de son esprit, et il dira avec Montaigne : « Nos sens mêmes en sont juges ; ferons-nous accroire à notre peau que les coups d’étrivières la chatouillent, et à notre goût que l’aloès est du vin de Graves ? »


VICTOR CHERBULIEZ.