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qu’une qui s’occupe sérieusement du jeu, les deux autres ont l’air de chercher mélancoliquement du regard quelque chose ou plutôt quelqu’un ; on assure qu’elles l’ont trouvé. Les deux paysages de M. Millais, ses Montagnes d’Ecosse et le Froid octobre, sont aussi remarquables que ses portraits. L’eau, le ciel, les gazons, sont rendus avec une véritable puissance ; il y a dans les herbes et les roseaux du premier plan une précision de détails presque excessive. Cette nature est bien triste, et il était difficile d’en tirer parti ; mais l’artiste l’a vaincue par l’énergie de son insistance, et il y a toujours de la joie dans les victoires de la volonté. M. Millais a l’œil d’une grande justesse, une main obéissante et vigoureuse, capable de reproduire sur la toile tout ce qu’il voit. S’il était né coloriste, ce serait un peintre complet.

Il est un autre peintre encore dont les ouvrages ont vivement frappé le public et sont pour beaucoup dans le succès de l’exposition anglaise. Ce peintre n’est pas un Anglais, c’est un Allemand établi en Angleterre. M. Herkomer a exposé sa Dernière revue, the Last Muster. Il s’agit d’un paisible office du dimanche, célébré dans la chapelle de l’hôpital militaire de Chelsea. Tous ces vétérans, tous ces invalides, vêtus de leur uniforme rouge, écoutent paisiblement un prédicateur qu’on ne voit pas. Ils sont assis en file sur des bancs de bois. Quelques-uns sont encore verts et portent beau, d’autres sont ratatinés et voûtés. Celui-ci appuie son front sur sa main, celui-là suit la liturgie dans un livre de prières. Il en est un qui assiste vraiment à sa dernière revue ; il est fort décrépit, cette feuille flétrie ne tient presque plus à la branche, le premier souffle l’en arrachera. M. Herkomer a réuni dans son tableau une cinquantaine de têtes, qui ont toutes un caractère tranché et dont la vigueur est peu commune, dont le modelé est irréprochable. Les expressions sont calmes et recueillies, toutes ces têtes sont au repos, et chacune d’elles raconte une histoire, elles semblent dire : « Voilà ce qui nous est arrivé, et nonobstant nous avons vécu. » Dans le fond, sur un banc transversal, sont rangés les parens et les amis en visite ; au-dessus de l’assemblée flottent des drapeaux suspendus à la muraille. La couleur générale est moelleuse et chaude ; c’est le seul endroit de la section de la Grande-Bretagne où l’on ait chaud. Le Last Muster n’est pas seulement l’œuvre la plus originale de l’exposition anglaise ; parmi tous les tableaux rassemblés au Champ de Mars, il en est peu où un grand effet soit obtenu par des moyens si simples, où l’intimité du sentiment soit unie à plus de force dans l’exécution, à plus de certitude, à plus d’autorité. Le tableau de M. Herkomer paraît comme dépaysé dans les salles britanniques, il ne le serait pas moins dans la section allemande. Faut-il en conclure que c’est un bonheur pour un peintre anglais d’être né en