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M. Wauters avait plus de flamme, cette étincelle qui se communique et qui met le feu aux poudres.

Ce n’est pas à M. Stevens que manque l’étincelle, et ce n’est pas lui non plus qui se permettrait de ne faire une robe qu’à moitié. On connaît les audaces et les raffinemens de cet ingénieux artiste, la délicatesse merveilleuse de ses demi-teintes, le charme de ses tons gris ou roses, et on sait qu’il est le premier homme du monde pour broder une dentelle, pour faire chatoyer le satin, pour peindre la soie, le velours et surtout les châles de cachemire. Les femmes qu’il affuble de ces robes et de ces châles incomparables sont quelquefois d’aimables mondaines dont la tête est parfaitement vide, charmantes poupées qui ne s’occupent que de chiffons ; mais le plus souvent ce sont des créatures interlopes, profondément versées dans l’art des dangereuses séductions. Le chef-d’œuvre de M. Stevens en ce genre est son Sphinx parisien. Nous le voyons de face, ce sphinx ; son visage est dans l’ombre, une lumière mystérieuse se joue dans ses cheveux d’un blond chaud. Un boa de martre est négligemment noué autour de son cou, sa robe blanche est semée de petits bouquets de roses et de bluets. Sa bouche entr’ouverte vous laisse apercevoir ses dents, qui mordillent un de ses doigts. Ses yeux bleus expriment une pensée vague, une espérance qui ressemble à un appétit. Il s’agit sans aucun doute de quelque fils de famille que cette terrible femme se promet de croquer, lui et ses millions, et sûrement elle y réussira, quoiqu’elle ne soit pas jolie ; mais c’est un beau monstre, et il faut se défier des monstres, sans compter que le modelé de ses épaules et de ses bras est admirable. Ce beau monstre est une merveille. Nous entendions une honnête femme se plaindre que M. Stevens employât son pinceau et son talent à la glorification des coquines. Pour la consoler, nous lui fîmes remarquer qu’il peint rarement des coquines heureuses ou triomphantes ; il aime au contraire à les représenter inquiètes, agitées, rêveuses, mordues au cœur par une émotion pénible, recevant un billet fatal qui ruine leurs espérances. Il nous en montre une qui est tout à fait désespérée, quoique sa robe blanche soit vraiment un prodige de l’art et que son cachemire soit le plus beau de tous les cachemires. M. Stevens a tenu à prouver aux honnêtes femmes que le sort des coquines, si bien habillées qu’elles soient, n’est pas toujours enviable, et c’est ainsi qu’il s’acquitte envers la morale. Cependant le jury international n’a pas osé lui décerner la médaille d’honneur qu’il mérite ; selon toute apparence, il craignait en le récompensant de paraître encourager les mauvaises mœurs.

Il ne faut pas chercher dans la section allemande un coloriste aussi raffiné que M. Stevens ; encore moins y faut-il chercher de