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peu commode à peindre, que Millet seul a vraiment connu ; empêtré dans sa laine, le mouton n’a pas de lignes et il faut pourtant lui en donner, sans compter qu’il est bête, mais qu’il ne s’en doute pas et qu’il convient de respecter son illusion. L’Orient, les lions, les buffles et les marchands de pastèques ont rencontré un interprète éloquent dans M. Verlat, dont le talent robuste cherche à s’inspirer des grands maîtres de l’école espagnole ; M. Verlat devrait leur laisser les saintes familles, les lions font mieux son affaire. On trouve encore dans la section belge d’excellens peintres de portraits, savans et consciencieux ; il suffit de nommer M. de Winne. On y trouve aussi de grandes pages d’histoire, bien composées et qui ne sont point insignifiantes. Il faut citer dans le nombre le Canossa en l’an 1077 de M. Cluysenaar. On peut reprocher à ce peintre d’avoir une palette trop pauvre et trop de goût pour les tons neutres ; son tableau n’en est pas moins digne d’éloges. On y voit l’empereur Henri IV gravissant à genoux son calvaire, c’est-à-dire l’escalier au haut duquel l’attend le terrible Grégoire VII, accompagné de la dévote Mathilde de Toscane. En contemplant cette scène, on comprend fort bien que M. de Bismarck se soit écrié un jour : « Non, nous n’irons pas à Canossa. » Qui pourrait avoir envie d’y aller en de telles conditions et dans une telle posture ?

Personne ne l’emporte sur les peintres belges en science et en savoir-faire. Ils ont de qui tenir, ce sont des enfans de la balle, qui ont appris l’art par règles et par principes et qui savent les secrets de leur métier. Tout a sa rançon. On ne peut avoir trop d’acquis, mais l’acquis nuit quelquefois au sentiment personnel. Nos souvenirs doivent être nos amis, ils ne doivent pas être nos tyrans, et, s’il est bon d’être sûr de soi-même, il y a deux sortes de certitude : l’une est le fruit de l’expérience et d’une conviction puissamment raisonnée, l’autre est le résultat d’une leçon bien apprise, l’une fait les maîtres, l’autre est la marque des éternels écoliers. Le sentiment personnel fait défaut à un grand nombre de peintres belges ; leurs œuvres sont correctes, distinguées, pleines d’habileté et de talent, mais on regrette de n’y pas trouver ce je ne sais quoi qui saisit, s’impose et ne peut s’oublier. Ils aspirent trop souvent à entrer dans la peau des autres, et, si bien qu’on s’y installe, on n’y est jamais chez soi. L’ambition de tel portraitiste de Bruxelles est qu’on prenne ses portraits pour des portraits anciens ; tel paysagiste d’Anvers, M. Lamorinière par exemple, s’occupe plus de ressembler à Hobbema qu’à la nature. C’est surtout dans la peinture de genre que se fait sentir cette tendance à l’art rétrospectif. La Belgique contemporaine est un pays de forte vie publique, où les passions sont ardentes, où les luttes électorales sont fertiles en