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que commencent à prendre en Russie le commerce et l’industrie. On pourrait voir là un indice de ce déplacement de fortune, de ce déplacement d’influence, aux dépens de l’ancienne noblesse que nous avons plus d’une fois eu l’occasion de signaler[1]. Les marchands ont déjà l’importance que donne partout la richesse. Le rôle de cette classe longtemps dédaignée pourra grandir encore avec les progrès du self-government et surtout avec sa propre éducation. Aujourd’hui cependant, l’infériorité de culture de la plupart des hommes voués au commerce leur enlève encore aux yeux de leurs compatriotes une bonne part de la considération ou de l’autorité que vaut ailleurs la richesse. Aussi n’est-ce pas uniquement à leur ascendant et à leur influence sociale qu’il faut attribuer l’énorme prépondérance numérique des marchands dans les municipalités urbaines. Cet avantage, les koupsy et les commerçans de tout ordre le doivent avant tout à la loi municipale, à la loi qui ne concède de franchises électorales qu’aux propriétaires et aux négocians patentés. À ce double égard, la supériorité appartient en effet aux kouptsy et aux commerçans ou industriels de tout rang[2].

Comme tout système censitaire uniquement fondé sur la propriété et les contributions directes, le statut de 1870 semble avoir oublié que le propriétaire foncier et le marchand patenté ne sont en somme que des intermédiaires entre le public et le fisc, que des collecteurs de l’impôt, qui leur est remboursé au moins partiellement par les locataires et les consommateurs. Une loi qui n’attribue de vote qu’à la propriété immobilière ou au commerce a le défaut de laisser en dehors du corps électoral beaucoup des hommes les plus capables de diriger les affaires publiques. Comme les villes russes n’ont point aujourd’hui de taxes municipales sur les loyers, les employés de l’état, les avocats, les médecins, les professeurs, les artistes, les écrivains, les militaires, les rentiers même, la plupart des hommes voués aux carrières libérales, demeurent le plus souvent à la porte de l’étroite enceinte électorale. Grâce à cette exclusion non préméditée, la plupart des municipalités sont abandonnées à ce que certains écrivains russes appellent un peu ambitieusement une aristocratie d’argent, une plutocratie souvent ignorante, immorale et intrigante[3] La nouvelle loi aurait à faire une

  1. Voyez en particulier nos études sur la noblesse russe, sur les conséquences de l’émancipation et la distribution de la propriété immobilière, Revue du 15 mai, du 1er août 1876 et du 1er août 1877.
  2. Sur 8,533 immeubles que compte Pétersbourg, les marchands en possèdent 4,471, la noblesse 2,795, les paysans 631, et le reste appartient au méchtchane et aux autres classes inférieures, d’ordinaire également vouées au commerce. (Golos du 1er juin 1877.)
  3. Le terme de ploutocratie est affectionné de certains Russes, parce que dans leur langue il prête à un jeu de mots peu bienveillant pour les Crésus moscovites. Le mot plout signifie en effet fourbe, fripon.