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qui nous ont perdus ! » Aussi épuise-t-il toute sa colère contre ce pays jaloux qui lui a enlevé son ami. « Sois maudite, terre d’Ibérie, que le Carthaginois te dévaste, que le perfide Annibal te brûle, que Sertorius exilé te reporte la guerre l » Une autre supposition, plus étrange encore, c’est « qu’ils ont offensé les dieux, » et que la puissante Némésis se venge d’eux en les séparant. Il faut avouer que ces pauvretés mythologiques n’étaient bonnes qu’à blesser Paulin. Le seul sentiment qui pouvait toucher son cœur, c’était le souvenir de la tendresse de son maître et des années heureuses qu’ils avaient passées dans l’étude. Ausone en parle quelquefois avec assez de bonheur. Au début de sa première lettre, il rappelle le temps où, « attelés l’un à l’autre, » ils traînaient la vie en commun. Mais la division s’est mise entre ces amis ; « l’attelage est séparé, et ce n’est pas la faute des deux qui marchaient ensemble, mais d’un seul, c’est la tienne ; car moi, je serais encore bien content de porter le joug. » Il finit aussi d’une manière touchante, en lui dépeignant la joie qu’il éprouvera quand on lui annoncera son retour. « Quand donc ces mots viendront-ils frapper mon oreille : Le voilà qui revient ; il a quitté les contrées brumeuses de l’Ibérie, il approche de l’Aquitaine, il entre dans Hébromagus[1]. Déjà il a salué au passage les domaines de son frère ; il se livre au cours du fleuve heureux de le porter. On l’aperçoit venir, sa proue se tourne vers le rivage, tout un peuple joyeux se presse pour le recevoir. Il n’entre pas chez lui, et vient d’abord frapper à ta porte. — Faut-il le croire, ou ceux qui aiment prennent-ils leurs songes pour la vérité ? »

C’était un songe en effet ; non-seulement Paulin ne revint pas, mais Ausone ne reçut pas de réponse. On ne sait par quelle circonstance la lettre n’était pas parvenue à son adresse. Ausone ne perdit pas courage ; il écrivit deux ou trois fois encore des lettres de plus en plus pressantes, où il se plaignait du silence inexplicable de Paulin. Pourquoi refuser de répondre ? lui disait-il dans son style imagé. Tout parle, tout est animé, rien, dans les champs et dans les forêts, ne se plaît à rester silencieux. « La haie murmure quand elle est dépouillée par les abeilles ; les roseaux du rivage font entendre des harmonies mélodieuses et la chevelure des pins converse avec les vents qui l’agitent : il n’y a rien de muet dans la nature ; » vers charmans, mais qui ne suffisaient pas pour ramener le fugitif. Ce qui pouvait au contraire, en le blessant, l’éloigner davantage, c’est l’allusion faite par Ausone à l’impérieuse

  1. C’était une célèbre maison de campagne de saint Paulin. Les savans bordelais discutent pour savoir où elle était située ; dans tous les cas, elle ne devait pas être éloignée de Bordeaux.