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protestant de son adoration pour l’idéal, n’a foi ni dans la puissance de cet idéal même ni dans la puissance de la nature, deux choses finalement identiques. Quelle est la supposition fondamentale, le « postulat » de toute cette doctrine ? C’est que « la vie intellectuelle et morale » ne peut éclore qu’en un « petit nombre, » que l’idéal est impuissant à pénétrer la nature entière, que la nature de son côté est impuissante à le recevoir. Jusqu’à présent, dans le cours de l’histoire, le sacrifice des uns a paru nécessaire au progrès des autres ; de cette loi du passé, on fait à tout jamais la loi de l’avenir, comme Aristote faisait de l’esclavage une nécessité éternelle. Selon l’école aristocratique, pour qu’une élite de « contemplateurs » parvienne à élever la tête au-dessus des hautes murailles où nous sommes emprisonnés, il faut qu’elle se dresse sur l’écrasement de masses entières ; l’école démocratique, au contraire, veut que tous, en se prêtant un mutuel appui, aient l’espoir de monter jusque-là et que ceux qui sont arrivés les premiers fassent tomber pierre par pierre les murs mêmes de la prison, jusqu’à ce que l’horizon s’ouvre librement devant tous. — Idéal irréalisable, dira-t-on. — Qu’en savez-vous ? avez-vous mesuré les ressources de la nature et surtout celles de la nature humaine ? S’il n’y a pas incompatibilité entre votre cerveau et la vérité ou la vertu, pourquoi dans l’avenir la vérité et la vertu seraient-elles inaccessibles aux autres cerveaux faits comme le vôtre d’une masse nerveuse où le sang circule ? Qu’est-ce après tout que la pensée ? Une transformation de la force, de la vie. La morale et la politique modernes, pénétrées de l’esprit vraiment scientifique, ne poursuivent pas un autre problème que celui du savant qui cherche à transformer la chaleur et la lumière en mouvement, ou le mouvement en lumière et en chaleur. Le vrai idéalisme ne diffère pas du vrai naturalisme, parce que c’est la nature même qui arrive à penser l’idéal et à le réaliser en le pensant. Aussi rien n’est-il plus contraire à l’esprit scientifique que ce dédain exagéré de la « matière, » affecté par. l’école aristocratique, ce dédain de la « jouissance, » du « bien-être, » de la « richesse. » — « La base toute négative, dit M. Renan, que les hommes secs et durs de la révolution donnèrent à la société française ne peut produire qu’un peuple rogue et mal élevé ; leur code, œuvre de défiance, admet pour premier principe que tout s’apprécie en argent, c’est-à-dire en plaisir. » Outre que ces paroles sont peu justes pour une législation fondée tout entière sur l’idée du droit et de la liberté humaine, elles ne