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la valeur de l’homme est sans commune mesure avec les intérêts matériels ou les forces matérielles, parce qu’il est capable de développer indéfiniment son intelligence et sa volonté, de s’élever et de se transfigurer par son propre effort, est-ce n’avoir « nul souci de la destinée idéale de l’humanité ? » est-ce refuser « d’ennoblir la conscience humaine ? » — « Aux yeux d’une philosophie éclairée, ajoute M. Renan (et il entend par là la philosophie de l’inégalité), la société est un grand fait providentiel ; elle est établie non par l’homme, mais par la nature elle-même, afin qu’à la surface de notre planète se produise la vie intellectuelle et morale… La société humaine, mère de tout idéal, est le produit direct de la volonté suprême qui veut que le bien, le vrai, le beau, aient dans l’univers des contemplateurs. Cette fonction transcendante de l’humanité ne s’accomplit pas au moyen de la simple coexistence des individus. » Sans prétendre ainsi parler au nom de la Providence, la philosophie française du droit assigne à l’humanité un but plus élevé encore, ou plutôt elle invite l’humanité à se l’assigner elle-même et à le poursuivre de ses efforts ; elle ne veut pas seulement que le bien, le vrai, le beau, aient des « contemplateurs, » petite élite brûlant d’un amour platonique pour la vérité abstraite au-dessus d’elle, et au-dessous d’elle pour le reste de l’humanité plongé dans les ténèbres ; elle substitue à la contemplation l’action, à l’amour platonique l’amour effectif et fécond ; elle veut que le vrai, le bien, le beau, se réalisent tout entiers chez l’homme et pour cela se réalisent dans toutes les volontés, dans toutes les intelligences, selon la mesure de leur capacité et avec la perpétuelle espérance du progrès ; elle veut en un mot que l’idéal descende réellement dans l’humanité entière, et, selon la conception du poète, que le ciel sur la terre marche et respire dans un peuple d’hommes libres et égaux. L’idéal de la religion aristocratique n’est, sous un nom vague, que le Dieu de la grâce : il a ses prédestinés ; non-seulement tous les hommes ne sont pas élus devant lui, mais tous ne sont pas appelés. Ce n’est pas seulement la jouissance qui est réservée à quelques privilégiés, c’est la vérité, c’est la vertu même, et le catholicisme sans surnaturel a les bras encore plus étroits que le catholicisme orthodoxe[1]. On pourrait lui dire ce que Diderot disait aux théologiens : Élargissez votre Dieu, élargissez votre idéal ! Le véritable idéalisme n’est pas celui qui veut son objet borné, mais celui qui le veut infini.

Au fond, l’idéalisme dédaigneux de l’école aristocratique, tout en

  1. « Il n’est pas possible que tous jouissent, que tous soient bien élevés, délicats, vertueux même dans le sens raffiné ; mais il faut qu’il y ait des gens de loisir, savans, bien élevés, délicats, vertueux, en qui et par qui les autres jouissent et goûtent l’idéal… C’est la grossièreté de plusieurs qui fait l’éducation d’un seul, c’est la sueur de plusieurs qui permet la vie noble d’un petit nombre. » (La Réforme intellectuelle, p. 216.) « Que l’église admette deux catégories de croyans, » ceux qui croiront au surnaturel et ceux qui n’y croiront pas ; « ne vous mêlez pas de ce que nous enseignons, de ce que nous écrivons, et nous ne vous disputerons pas le peuple ; ne nous contestez pas notre place à l’université, à l’académie, et nous vous abandonnerons sans partage l’école de campagne. » (Ibid, p. 98.)