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trinité en fort étrange compagnie ! Ce qui montre encore plus combien son christianisme est superficiel, et qu’il n’a pas de racines dans son cœur, c’est la façon dont il parle de la mort. Un chrétien, dès qu’il est mis en présence de l’autre vie, devient grave ; Ausone au contraire, dans ces petites pièces où il célèbre le souvenir de ses parens et de ses amis qu’il a perdus, ne peut pas cesser de sourire. Il félicite sans scrupule ceux qui se sont donné du bon temps et « qui ont vécu pour eux-mêmes. » A propos d’un jeune homme mort à dix-huit ans, dans la fleur de la beauté, il cherche à deviner le sort qui l’attend dans le royaume des ombres, et se demande « s’il ne sera pas l’Adonis de Proserpine ou le Ganymède de Pluton. » Ce n’est sans doute qu’une plaisanterie, mais quel chrétien sérieux n’aurait pas eu horreur de plaisanter sur un pareil sujet ?

Reconnaissons que lorsqu’on n’était pas plus chrétien qu’Ausone il était difficile, je ne dis pas d’approuver, mais de comprendre la conduite de Paulin. Ces élans de dévotion, ces regrets et ces remords du passé, ces besoins de solitude, ces ardeurs de pénitence étaient inexplicables. Aussi, quand le vieux maître apprit que ce disciple chéri, ce poète aimable, cet orateur déjà célèbre, ce sénateur, ce consulaire renonçait à l’éloquence et à la vie publique, il éclata. Sa douleur et sa colère éprouvèrent le besoin de se soulager en s’exprimant. Peut-être espéra-t-il que sa voix, que Paulin avait si religieusement écoutée pendant toute sa jeunesse, aurait encore quelque influence sur lui. Il se décida à lui écrire plusieurs lettres en vers, tendres, irritées, pressantes, pour le ramener dans le monde. Nous avons fort heureusement conservé ces lettres et les réponses de Paulin ; c’est une bonne fortune très rare, surtout quand il s’agit de la grande lutte religieuse qui a divisé l’empire pendant trois siècles. Les ouvrages des vaincus ayant été d’ordinaire supprimés, nous n’entendons plus que le vainqueur. Ici les deux partis sont en présence, et nous pouvons en profiter pour étudier et comparer les opinions contraires : rien ne fait mieux saisir que cette étude l’opposition de ces deux sociétés qui vivaient l’une dans l’autre sans pouvoir se fondre ensemble, et ce qui restait de résistance au christianisme après qu’il avait paru conquérir le monde.

M. Lagrange, qui a fort bien résumé le débat, fait remarquer combien Ausone y paraît inférieur à son élève. Ses lettres contiennent assurément des descriptions agréables, des expressions piquantes et des vers bien tournés, mais les fautes de goût abondent ; il ne suffit pas de les relever quand on les remarque ; on peut, je crois, en tirer une importante leçon qu’il ne faut pas négliger. On dit généralement que lorsqu’on éprouve une émotion sincère on trouve toujours une expression vraie pour la rendre : l’exemple d’Ausone montre que cette opinion n’est pas tout à fait juste. Certes