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richesse seule fait l’inégalité : en droit, rien de plus contraire au principe de la démocratie, et, en fait, rien de moins nécessaire qu’une telle conséquence. Est-ce toujours aux plus riches que la France confie les fonctions civiles ou politiques ? est-ce le plus riche qui est magistrat, juge, ingénieur, professeur, officier ? est-ce toujours le plus riche qui est représentant de la nation ? Lorsqu’en effet les riches sont élus, le sont-ils par un privilège de fortune ou par une volontaire confiance des citoyens ? La noblesse est une caste fermée par la loi, la richesse est ouverte à tous de par la loi : l’état me permet d’arriver à la fortune, il ne se charge pas de faire lui-même ma fortune. Qu’y a-t-il d’injuste en cette égalité de liberté, qui n’exclut d’ailleurs aucun progrès ? M. Renan répond : « Il n’est pas plus juste que tel individu naisse riche qu’il n’est juste que tel individu naisse avec une distinction sociale : l’un n’a pas plus que l’autre gagné son privilège par son travail personnel. » Mais au moins la richesse héréditaire, quand elle ne dépasse point certaines limites, n’est pas un privilège légal comme les distinctions et les charges héréditaires ; le père, en transmettant à son fils une fortune qu’il aurait eu le droit de dépenser de son vivant, ne lui transmet que ce qui lui appartient en propre, que ce qu’il aurait pu consommer lui-même pendant sa vie ; quand au contraire un magistrat d’autrefois transmettait à son fils une charge judiciaire, il lui transmettait un pouvoir sur les autres non consenti par les autres et non accessible aux autres : est-il permis d’assimiler deux choses aussi opposées et d’identifier la libre disposition de ce qui nous appartient avec la disposition de ce qui appartient à autrui ?

Pour justifier les privilèges de l’homme sur l’homme, M. Renan invoque le privilège de l’homme sur les animaux, qui est lui aussi un privilège de naissance et de condition. « La vie humaine deviendrait impossible, dit-il, si l’homme ne se donnait le droit de subordonner l’animal à ses besoins ; elle ne serait guère plus possible si l’on s’en tenait à cette conception abstraite qui fait envisager tous les hommes comme apportant en naissant un même droit à la fortune et aux rangs sociaux… L’utopiste le plus exalté trouve juste qu’après avoir supprimé en imagination toute inégalité entre les hommes, on admette le droit qu’a l’homme d’employer l’animal selon ses besoins. » Nous répondrons que cette induction de l’animal à l’homme est peu scientifique : on aurait beau décréter par un article de loi que les chevaux ou les chiens « sont admissibles aux emplois publics, » cette loi ne leur donnerait ni la raison ni la parole, ratio et oratio, et aucun animal ne se présenterait pour en requérir l’application à son bénéfice. M. Renan compare aussi aux animaux les femmes ; mais puisqu’il reconnaît que « la nature a créé là, au sein de l’espèce humaine, une différence de rôles