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développement possible des êtres, le droit a les yeux tournés vers l’avenir ; ce qu’il réserve, ce qu’il sauvegarde, c’est précisément la virtualité, la puissance de progrès[1]. La loi ne punit-elle pas le meurtre d’un enfant de deux ans comme celui d’un homme ? Cependant il aurait pu être incapable, infirme, plus nuisible qu’utile ; — oui, mais il aurait pu être un honnête citoyen ou même un génie. Le droit a pour but d’assurer le développement libre de toutes les intelligences et de toutes les volontés. — Après avoir posé ce principe général, suivons la doctrine aristocratique en ses applications : elle invoque tour à tour l’inégalité des races, celle des classes, celle des individus ; examinons si ces inégalités, en supposant qu’elles existent, suffisent à conférer des droits inégaux.

La théorie des races, mise en vogue par l’Allemagne, fournit aux écoles aristocratiques leur principal argument. L’exemple qu’on choisit toujours à l’appui comme le moins discutable est celui des nègres : a-t-il cependant toute la portée qu’on lui attribue ? Que le cerveau des nègres ne soit pas virtuellement égal à celui des blancs, que tout accès leur soit fermé dans l’avenir aux grandes notions scientifiques ou morales, que tout au moins ils ne puissent se diriger eux-mêmes dans l’ordre civil et politique, c’est ce qui n’est point encore démontré. Quand il s’agit des animaux, le doute sur ce point est impossible : nous savons la limite qu’ils ne peuvent dépasser comme nous pouvons calculer la hauteur maximum que peut atteindre une pierre lancée par une fronde. Les animaux ne parlent pas ; s’ils arrivaient un jour à parler, nous commencerions, malgré leur visage, à nous demander s’ils n’ont pas le droit de se conduire eux-mêmes[2]. Les nègres parlent, il en est même qui parlent latin et grec ; il est dans les écoles d’Amérique de jeunes négresses qui traduisent Thucydide et Platon. Un même idéal moral peut être conçu par la pensée des noirs et par celle des blancs. On sait ce que Montesquieu, avec cette généreuse ironie qui émut son siècle, disait des nègres : « Ils sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête et ils ont le nez si écrasé, qu’il est presque impossible de les plaindre ; » aujourd’hui on se demande s’il est certain que la peau noire et le nez écrasé soient incompatibles non-seulement avec l’intelligence, mais même avec le génie ? Déjà les nègres occupent en Amérique de hautes positions dans les affaires, dans la magistrature, dans la politique ; que dirions-nous s’il naissait demain parmi eux quelque grand poète, quelque grand artiste, quelque grand

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. « Il n’y a d’esclave naturel, disait Epictète, que celui qui ne participe pas à la raison ; or cela n’est vrai que des bêtes et non des hommes. Si l’âne avait en partage la raison et la volonté, il se refuserait légitimement à notre empire ; il serait un être semblable à nous. »