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sa foi à l’inégalité. Les sciences sociales comme les sciences physiques doivent, selon nous, se garder des idées de causes finales et de providence, au nom desquelles on peut tout affirmer ou tout nier, tout admettre ou tout rejeter. Est-il une erreur scientifique que le moyen âge n’ait essayé de prouver par les causes finales ? est-il une injustice sociale qu’il n’ait justifiée au nom de la providence ? Les causes finales voulaient que le ciel fût fait pour la terre et la terre pour l’homme, par conséquent que le ciel tournât autour de la terre. Quant à la providence, elle est encore de nos jours en politique l’avocat officiel de toutes les causes bonnes ou mauvaises : les Napoléon, les Guillaume, les Alexandre et le sultan l’invoquent tour à tour. Remplacer les intentions de la providence par celles de la nature, c’est seulement changer le mot. La nature a-t-elle eu un but, par exemple, en faisant le nègre ? s’est-elle proposé une fin en faisant quoi que ce soit ? C’est ce que rendent de plus en plus douteux les découvertes de la science moderne sur le mécanisme universel : les buts existent dans l’intelligence, ils ne semblent pas exister dans les choses ; l’homme se propose un but, la nature ne paraît pas en avoir, tant que l’homme, ou tout autre être intelligent, dans sa sphère, né lui en donne pas un. En tout cas, c’est aux hommes eux-mêmes qu’il appartient de se donner un but : prétendre que les nègres sont faits pour nous servir, c’est poser le principe de l’esclavage et en assurer la justification. M. Renan a beau ensuite déclarer « abominable » l’esclavage américain, il ne peut, à l’exemple des théologiens, le condamner que comme excessif et cruel, non comme injuste en soi, que comme contraire à la bonté, non comme contraire au droit[1]. La notion moderne du droit, notion vraiment scientifique, repose précisément sur le rejet de toutes ces vues finalistes et providentielles, de tous ces systèmes artificiels où l’on subordonne les individus à une fin qu’on déclare la meilleure. Avoir un droit, c’est avoir la garantie qu’on ne fera pas de vous un moyen, c’est avoir un abri contre les « cause-finaliers » en politique, en métaphysique et en théologie. Bannies du reste de la science, les causes finales ne doivent pas trouver un refuge dans la science sociale et politique.

Revenons donc des causes finales aux considérations physiques et psychologiques, méthode plus sûre. À ce point de vue, on peut certainement montrer entre les hommes une foule d’inégalités actuelles ; mais, y en eût-il de fait encore davantage, l’égalité de droit ne serait pas atteinte en son principe théorique. Nous l’avons vu en effet, le droit repose moins sur l’état actuel que sur le

  1. D’ailleurs, dans sa Réforme intellectuelle, M. Renan insinue qu’on devrait conquérir les Chinois, « race d’ouvriers, » et les nègres, « race de travailleurs de la terre : » — « Soyez pour eux bons et humains, et tout sera dans l’ordre. » page 94.