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« bonté universelle, amabilité envers tous les êtres, voilà la loi sûre et qui ne trompe pas,.. Ce n’est pas assez de ne pas faire du mal aux êtres ; il faut leur faire du bien, il faut les gâter, il faut les consoler des rudesses obligées de la nature. » C’est donc par pure bonté qu’il faut se dispenser de maltraiter le nègre, c’est par pitié pure qu’il faut le « gâter » et le « consoler, » non sans cette arrière-pensée qu’après tout la nature a raison dans ses rudesses et que tout est pour le mieux dans l’ordre divin des choses[1]. — C’est encore cette sorte de bonté un peu dédaigneuse que, dans une même race, les classes supérieures doivent aux classes inférieures. Le vrai droit du peuple, c’est le droit d’être aimé, gâté, consolé, parce que d’autres penseront et jouiront à sa place. « On peut aimer le peuple avec une philosophie aristocrate et ne pas l’aimer en affichant des principes démocratiques. Au fond ce n’est pas la grande préoccupation de l’égalité qui crée la douceur et l’affabilité des mœurs. L’égalité jalouse produit au contraire quelque chose de rogue et de dur. La meilleure base de la bonté, c’est l’admission d’un ordre providentiel où tout a sa place et son rang, son utilité, sa nécessité même. » La notion de l’inégalité semble à M. Renan si fondamentale qu’il la maintient jusque dans sa Jérusalem céleste, je veux dire dans la « conscience divine, » formée du retentissement de toutes les consciences, où chaque être aura sa place proportionnée à sa valeur. « Alors l’éternelle inégalité des êtres sera scellée pour jamais. » Avec la personnalité en moins chez Dieu et chez les âmes, il est facile de reconnaître la cité divine des chrétiens.

Tel est le système à la fois théologique et social de M. Renan. Entre ce système et le christianisme, il n’y a point de différence essentielle ; ce sont les mêmes idées de justice distributive et de prédestination, de hiérarchie providentielle, d’inégalité providentielle entre les individus et entre les classes, de résignation chez les uns, de bonté chez les autres, de sacrifice et de compensation, la même substitution du principe d’amour au principe du droit. M. Renan finit par dire lui-même : « C’est bien à peu près ainsi que parlent les prêtres, mais les mots sont différens. » Il n’est point de hardiesse, point de paradoxe même devant lequel M. Renan ait reculé pour soutenir sa thèse favorite de l’inégalité : il a peut-être par là rendu service à la thèse opposée. Quand s’endort le sens commun, le paradoxe, comme la torpille à laquelle se comparait Socrate, le réveille d’une secousse ; ainsi fait M. Renan.

Nous ne suivrons pas le brillant auteur des Dialogues dans les considérations métaphysiques et théologiques sur lesquelles repose

  1. « La société, a dit aussi M. Renan, est un édifice à plusieurs étages, où doit régner la douceur, la bonté (l’homme y est tenu même envers les animaux), non l’égalité. » (La Réforme intellectuelle, p. 197.)