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suprême, si elle sert à l’accomplissement de la particulière mission divine dont chacun est chargé ici-bas[1]. » Cette sorte de justice distributive qui est la loi de l’univers doit se retrouver dans la société humaine : le sacrifice des uns sert à l’élévation des autres et au progrès final de « l’idée. » — « La nature à tous les degrés a pour fin unique d’obtenir un résultat supérieur par le sacrifice d’individualités inférieures. Est-ce qu’un général, un chef d’état tient compte des pauvres gens qu’il fait tuer ?… Le monde n’est qu’une série de sacrifices humains ; on les adoucirait par la joie et la résignation. Les compagnons d’Alexandre… vécurent d’Alexandre, jouirent d’Alexandre. Les animaux qui servent à la nourriture de l’homme de génie ou de l’homme de bien, devraient être contens, s’ils savaient à quoi ils servent. Tout dépend du but, et, si un jour la vivisection sur une grande échelle était nécessaire pour découvrir les grands secrets de la nature vivante, j’imagine les êtres, dans l’extase du martyre volontaire, venant s’y offrir, couronnés de fleurs. Le meurtre inutile d’une mouche est un acte blâmable ; celui qui est sacrifié aux fins idéales n’a pas droit de se plaindre, et son sort, au regard de l’infini τῷ Θεῷ (tô Theô), est digne d’envie… C’est chose monstrueuse que le sacrifice d’un être vivant à l’égoïsme d’un autre ; mais le sacrifice d’un être vivant à une fin voulue par la nature est légitime… Le grand nombre doit penser et jouir par procuration… Quelques-uns vivent pour tous. Si on veut changer cet ordre, personne ne vivra. » On retrouverait une théorie analogue dans Joseph de Maistre, qui en fit le fond de sa doctrine du sacrifice. — La conséquence finale du système est, sous toutes les formes, la condamnation de l’égalité. « Les hommes ne sont pas égaux, les races ne sont pas égales. Le nègre, par exemple, est fait pour servir aux grandes choses voulues et conçues par le blanc. » Ce n’est pas à dire que le nègre n’ait point de droits ; mais les droits sont inégalement distribués selon l’inégalité même des êtres. « Le principe le plus nié par l’école démocratique est l’inégalité des races et la légitimité des droits que confère la supériorité de la race. » Le droit au contraire varie selon les êtres et se mesure à leur valeur réelle. « Il ne suit pas de là que cet abominable esclavage américain fût légitime. Non-seulement tout homme a des droits, mais tout être a des droits. Les dernières races humaines sont bien supérieures aux animaux ; or nous avons des devoirs même envers ceux-ci. » On voit que pour M. Renan le droit est le corrélatif de tout devoir, et le devoir se confond finalement pour lui, comme pour le christianisme, avec la bonté :

  1. Dialogues philosophiques, 128, 129, 131.